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La religion et le temps

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La religion est aussi diverse que l’humanité. Ses réactions à l’égard de la vie sont quelquefois intelligentes et créatrices, quelquefois stupides, abêtissantes et destructrices. Au moyen de ses doctrines, elle présente parfois une image satisfaisante de la nature et de la qualité de la Réalité ultime, parfois une image colorée par les plus bas des désirs humains, et, partant, complètement fausse. Ses conséquences sont parfois très bonnes, parfois monstrueusement et diaboliquement mauvaises.

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Aldous HUXLEY

Quand on considère un groupe de religions organisées, ou les croyances et les pratiques religieuses d’un groupe d’individus, comment peut-on distinguer entre le plus et le moins vrai, le meilleur et le moins bon ? L’une des réponses données par tous les grands maîtres religieux, c’est que « vous les reconnaîtrez à leurs fruits ». Mais, malheureusement, il faut souvent longtemps pour observer les fruits ; les pleines conséquences de l’adhésion à une religion ne se manifesteront pas en toutes circonstances, et le critique en puissance est souvent contraint d’attendre, avant de prononcer son jugement, que des événements extérieurs fournissent l’occasion de faire une observation cruciale. Et ce n’est pas tout. Les fruits de certaines pratiques moins bonnes et de certaines croyances moins vraies ne prennent point la forme d’actions positivement mauvaises ou de désastres manifestement reconnaissables. Ils sont d’un genre plus subtil, plus négatif – non pas des péchés, mais des échecs dans l’obtention du développement le plus élevé dont est capable l’individu ou le groupe non pas des catastrophes, mais la non-réalisation des fruits de l’esprit : l’amour, la joie et la paix. Mais de tels échecs et non-réalisations ne peuvent être mesurés que par des observateurs doués d’une pénétration plus qu’ordinaire, ou par ceux qui sont placés de telle façon qu’ils puissent contempler rétrospectivement une longue durée de la carrière des individus ou des groupes que l’on considère.

Il apparaît donc clairement qu’outre le critère des fruits, il nous en faut un autre, plus prompt à appliquer – un critère grâce auquel on pourra juger les racines et les fleurs d’où naissent les fruits. Grâce à la pénétration de certains individus particulièrement doués, et à l’expérience collective de générations d’adorateurs, de tels critères, pour l’évaluation des doctrines et des pratiques de la religion, ont été découverts, et ils n’exigent que d’être intelligemment appliqués.

Le critère le plus élémentaire est celui qui a trait à l’unicité ou à la pluralité de l’objet du culte. On a constaté que les doctrines et les pratiques du monothéisme sont, d’une façon générale, plus vraies et meilleures que celles du polythéisme, et conduisent à des résultats plus satisfaisants, aussi bien pour les individus que pour les sociétés. Mais la distinction entre le monothéisme et le polythéisme ne suffit pas. Deux hommes peuvent être l’un et l’autre monothéistes ; mais la nature du Dieu en qui croit le premier peut être profondément différente de celle du Dieu en qui croit le second, et leurs pratiques religieuses peuvent être aussi diverses que leurs conceptions théoriques. Mais l’un des Dieux – et cela est affirmé par tous ceux qui ont rempli les conditions qui, seules, rendent possible une vue nette de la nature et de la qualité de la Réalité – est un Dieu d’amour. À la lumière de ces vues pénétrantes, nous pouvons raffiner notre critère, et affirmer que, de ces croyances et de ces pratiques, celles qui ont pour objet un Dieu unique d’amour seront plus vraies et meilleures. Mais même un Dieu d’amour peut être conçu, et, partant, adoré, de diverses façons. Pour devenir pleinement satisfaisant, il faut que notre critère soit encore raffiné. Une fois de plus, la nouvelle réserve à faire sur le critère élémentaire est fournie par ces mystiques théocentriques qui seuls ont rempli les conditions sur lesquelles repose l’illumination. Les formes plus vraies de religion sont celles où Dieu est conçu, non seulement comme un et aimant, mais aussi comme éternel (c’est-à-dire en dehors du temps) ; et les formes meilleures de la pratique religieuse sont celles qui visent à créer dans l’esprit une condition qui se rapproche de l’intemporalité. (La Réalité ne peut se manifester si ce n’est à ceux qui ont rempli les conditions nécessaires de « mortification », et se sont rendus commensurables avec Dieu en devenant, autant qu’ils le peuvent, unifiés, aimants, et, dans une certaine mesure, intemporels.) Inversement, les formes moins vraies de croyance religieuse sont celles qui mettent l’accent sur l’éternité de Dieu, plutôt que sur sa présence éternelle dans un Maintenant intemporel ; et les pratiques religieuses moins bonnes sont celles qui insistent sur l’importance de la prière en pétition adressée à un Dieu temporel, afin d’obtenir des avantages personnels ou sociaux dans des affaires temporelles, et qui, d’une façon générale, substituent à la présence intemporelle de la Réalité éternelle, dont se préoccupe le mystique, une préoccupation du temps futur.

En théorie, toutes les religions supérieures ont insisté sur ce que la fin dernière de l’homme, le but de son existence sur la terre, est la prise de conscience, partiellement dans la vie présente, d’une façon complète dans quelque autre état, de la Réalité intemporelle. Toutefois, en pratique, la majorité des adhérents à ces religions se sont toujours conduits comme si la préoccupation primordiale de l’homme était, non pas l’éternité, mais le temps. À n’importe quel moment donné, plusieurs religions fort différentes sont connues sous le nom de christianisme, par exemple, ou de bouddhisme, ou de taoïsme, – religions qui s’étendent depuis le mysticisme le plus pur, jusqu’au fétichisme le plus grossier.

Dans toutes les religions supérieures, les doctrines au sujet de la Réalité éternelle, et les pratiques destinées à permettre aux fidèles de se rendre suffisamment intemporels pour appréhender un Dieu éternel, ont une étroite ressemblance de famille. Eckhart, comme l’a fait voir le professeur Otto dans son Mysticism East and West, formule une philosophie qui est, en substance, la même que celle de Sankara ; et l’enseignement pratique des mystiques indiens et chrétiens est identique sur des points tels que l’» indifférence sacrée » envers les affaires temporelles ; la mortification de la mémoire quant au passé et à l’inquiétude de l’avenir ; la renonciation à la prière en pétition, en faveur du simple abandon à la volonté de Dieu ; la purification, non seulement de la volonté, mais aussi de l’imagination et de l’intellect, de sorte que le conscient du fidèle puisse participer dans une certaine mesure à l’intense intemporalité non différenciée de ce qu’il désire appréhender et avec quoi il désire s’unir. Pour les mystiques théocentriques, tant de l’Orient que de l’Occident, il est axiomatique qu’il faut « chercher d’abord le royaume de Dieu » (le royaume intemporel d’un Dieu éternel) ; et que, seulement si l’on agit ainsi, il y a quelque espoir que « tout le reste y soit surajouté. »

Dans les formes moins vraies des religions authentiques, et, plus encore, dans les pseudo- religions humanistes du nationalisme, du fascisme, du communisme, et autres analogues, la position est complètement inversée. Car là, le commandement fondamental et la promesse qui l’accompagne sont : « Cherchez d’abord tout le reste, et le royaume de Dieu et sa justice vous sera donné de surcroît. »

Parmi les gens religieux, la recherche primordiale des valeurs temporelles est toujours associée à l’idée d’un Dieu qui, étant dans le temps plutôt que dans l’éternité, n’est pas spirituel, mais « psychique ». Ceux qui croient à un Dieu temporel font usage de la prière en pétition, passionnément voulue et intensément sentie, pour obtenir des bienfaits concrets, tels que la santé et la prospérité avant la mort, et, après, une place dans quelque paradis éternel. Ces prières en pétition sont accompagnées de rituels et de sacrements qui, en stimulant l’imagination et en intensifiant les émotions, contribuent à créer ce « champ » psychique, à l’intérieur duquel la prière en pétition reçoit le pouvoir de se faire exaucer. Le fait que la « guérison spirituelle » (plus exactement : la « guérison psychique ») réussisse souvent, et que les prières pour la santé, la richesse et le bonheur du pétitionnaire et d’autrui soient souvent exaucées, est constamment mis en avant par les dévots d’une religion temporelle comme preuve qu’ils sont secourus directement par Dieu. On pourrait tout aussi bien arguer qu’on est secouru directement par Dieu parce qu’on a un réfrigérateur qui marche, ou parce que quelqu’un répond quand on compose un numéro sur le cadran du téléphone. Tout ce qu’on a le droit de dire au sujet des choses telles que la « guérison spirituelle » et l’exaucement des prières, c’est que ce sont là des choses permises par Dieu, exactement de même que sont permis d’autres phénomènes psycho-physiques naturels. Que l’esprit possède des pouvoirs étendus, dépassant ceux qui sont utilisés d’ordinaire dans la vie quotidienne, – c’est là une chose connue depuis des temps immémoriaux, et à toutes les époques et dans tous les pays, ces pouvoirs ont été exploités, en bien ou en mal, par les médiums, guérisseurs, prophètes, médicastres, magiciens, hatha yogins, et autres personnages bizarres qui existent et ont toujours existé en marge de toute société. Au cours des deux ou trois dernières générations, on a fait quelques efforts pour étudier ces pouvoirs et les conditions dans lesquelles ils se manifestent. Les phénomènes d’hypnotisme et de suggestion ont été explorés avec soin. Sous les auspices de la Society of Psychical Research, est née une littérature de l’anormal, parfaitement respectable et critique. Des recherches sur la perception extra-sensorielle sont effectuées dans un certain nombre de laboratoires d’universités ; et il s’édifie présentement, dans l’un au moins de ces laboratoires, des témoignages significatifs en faveur de la « P K » (psycho-kinèse), ou aptitude des personnes à influencer les mouvements d’objets matériels au moyen d’un acte purement mental. Si des gens travaillant dans les conditions du laboratoire, – certes les moins inspiratrices qui soient, – sont capables de perceptions de « voyance », d’exercer une pré-connaissance, et d’affecter la chute des dés, au moyen d’actes purement mentaux, – alors nous n’avons manifestement nul droit à invoquer une intervention directe de Dieu quand il s’agit de phénomènes analogues, simplement parce qu’ils se trouvent avoir lieu dans une église, ou à l’accompagnement de rites religieux.

À ce sujet, il est éminemment significatif que les grands mystiques théocentriques ont toujours établi une nette distinction entre le « psychique » et le « spirituel ». À leur avis, les phénomènes de la première de ces catégories ont leur existence dans une extension peu familière, mais nullement supérieure intrinsèquement, du monde de l’espace-temps. Les phénomènes spirituels, par contre, appartiennent à l’ordre intemporel et éternel, à l’intérieur duquel l’ordre temporel a son existence moins réelle. L’attitude des mystiques à l’égard des « miracles » est celle de l’acceptation intellectuelle, et du détachement émotionnel et volitionnel. Des miracles se produisent, mais ils sont de fort peu d’importance. En outre, il faut toujours résister à la tentation d’accomplir des miracles. Pour les mystiques, cette tentation est particulièrement forte ; car ceux qui essaient de se rendre intemporellement conscients de la Réalité éternelle acquièrent fréquemment, au cours de ce processus, des pouvoirs psychiques inhabituels. Quand cela se produit, il est essentiel de s’abstenir de faire usage de ces pouvoirs ; car celui qui les utilise place ainsi un obstacle entre lui et la Réalité à laquelle il espère être uni. Ce conseil est donné aussi nettement par les maîtres de la spiritualité occidentale que par les bouddhistes et les védantistes. Mais, malheureusement pour le christianisme, l’enseignement des évangiles à ce sujet est assez confus. Jésus dénonce ceux qui demandent des « signes », mais il effectue Lui- même bien des miracles de guérison et autres analogues. On peut probablement trouver l’explication de cette incohérence apparente dans le passage où Il demande à Ses critiques ce qui est le plus facile, d’ordonner au malade de se lever et de marcher, ou de lui dire que ses péchés lui sont pardonnés. Il semblerait résulter de là, implicitement, que les « signes » physiques sont légitimes, si la personne qui les accomplit est unie d’une façon si complète à la Réalité éternelle, qu’elle puisse, par la qualité même de son être, modifier l’être intérieur de ceux pour qui les « signes » sont effectués. Mais cette réserve immensément importante a généralement été négligée, et ceux qui adhèrent aux formes moins vraies de la religion chrétienne attachent une importance énorme à des phénomènes purement « psychiques » tels que la guérison et l’exaucement de la prière en pétition. En agissant ainsi, ils s’interdisent formellement de parvenir à ce degré d’union avec la Réalité intemporelle qui, seul, pourrait rendre l’accomplissement d’un « miracle » inoffensif à son auteur et bienfaisant, d’une façon permanente, pour la personne sur qui, ou pour qui, il est effectué.

Une autre forme que prend souvent la religion temporelle, c’est l’apocalyptisme – la croyance à un événement cosmique extraordinaire, devant se produire dans un avenir non trop éloigné, conjointement avec les pratiques estimées appropriées à cet état de choses. Là aussi, la préoccupation intense du temps futur interdit absolument à l’apocalyptiste la possibilité d’une conscience intemporelle de la Réalité éternelle.

À certains points de vue, toutes les pseudo- religions humanistes, jouissant actuellement d’une telle popularité, ressemblent étroitement aux perversions apocalyptiques de la religion véritable. Car chez elles aussi, une préoccupation intense d’événements hypothétiques à venir prend la place de la préoccupation authentiquement religieuse de la Réalité, maintenant, dans le présent éternel. Mais, alors que ceux qui croient à la fin prochaine du monde estiment rarement nécessaire de contraindre ou de massacrer ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, la coercition et le massacre ont constitué une partie essentielle du programme mis en avant par les « croisés » des pseudo-religions humanistes. Pour le révolutionnaire, qu’il soit de droite ou de gauche, le fait d’importance suprême est l’âge d’or de la paix, de la prospérité et de l’amour fraternel, – lequel, sa foi lui en donne l’assurance, ne pourra manquer de poindre dès que son genre particulier de révolution aura été accompli. Il n’y a point d’obstacle entre le présent misérable du peuple et son avenir triomphant, sauf une minorité – peut- être une majorité – d’individus pervers ou simplement ignorants. Tout ce qui est nécessaire, c’est de liquider quelques milliers, ou peut-être quelques millions, de ces vivants obstacles au progrès et d’user ensuite de coercition et de propagande auprès des autres pour obtenir leur acquiescement. Quand ces préliminaires désagréables mais nécessaires seront effectués, l’âge d’or commencera. Telle est la théorie de cet apocalyptisme séculier qui est la religion des révolutionnaires. Mais, en pratique – il est à peine besoin de le dire – les moyens employés garantissent véritablement que la fin effectivement atteinte sera profondément différente de celle qu’avaient envisagée les théoriciens prophétiques.

Le bonheur ne s’obtient pas par la poursuite consciente du bonheur ; il est généralement le sous-produit d’autres activités. Ce « paradoxe hédoniste » peut être généralisé pour s’étendre à notre vie entière dans le temps. Les conditions temporelles ne seront acceptées comme satisfaisantes, que par ceux dont la première préoccupation n’est pas du temps, mais de la Réalité éternelle, et de cet état de conscience virtuellement intemporelle, dans lequel, seul, il est possible d’être conscient de la Réalité. En outre, dans toute société donnée, les conditions temporelles seront généralement ressenties comme tolérables, et seront, en fait, aussi exemptes des maux majeurs que peuvent l’être jamais les conditions humaines, lorsque – et seulement lorsque – la philosophie courante de la vie insistera sur l’éternité plus que sur le temps, et qu’une minorité d’individus dans la société s’efforceront sérieusement de vivre, dans la pratique, conformément à cette philosophie. Il est éminemment significatif, comme l’a signalé Sorokine, qu’un homme plongé par la naissance dans le XIIIe siècle, où régnait la conscience de l’éternité, avait bien plus de chances de mourir dans son lit, qu’un homme de notre XXe siècle, obsédé par le temps et, pourtant, nationaliste, révolutionnaire et violent. Si monamentum requiris, circumspice : telle est l’épitaphe gravée sur la tombe de Wren 15 dans la cathédrale de Saint-Paul. De même, si l’on veut un monument à la préoccupation qu’a l’homme moderne de l’avenir, à l’exclusion de l’éternité présente, il suffit de regarder autour de soi les champs de bataille du monde, et, rétrospectivement, l’histoire qui s’étend sur le cours de la vie d’un homme de soixante-dix ans – l’histoire de cette « génération du matérialisme » de la fin de l’ère victorienne, si bien esquissée dans un livre récent du professeur Carlton Hayes, et l’histoire de la génération qui lui a inévitablement succédé, celle des guerres et des révolutions. La réalité ne peut être passée sous silence, sauf moyennant un prix à payer ; et plus on persiste à la passer sous silence, plus le prix à payer devient élevé et terrible.