
Bien que la nature soit plus sage et modérée que l’Homme dans son goût pour les extrêmes, elle ne se refuse pas quelques performances immodérées. Elle a dans ses enfants quelques rares prodiges, qu’elle n’aime ni plus ni moins que les autres, mais qui sont dotés de qualités si exceptionnelles qu’il est difficile d’en douter. Ces champions raflent modestement toutes les médailles de la nature avec une aisance dont on serait bien heureux d’être pourvu, même dans nos gestes les plus spontanés. Leur simple existence nous fascine et leur quotidien fixe les limites que nous entrevoyons du monde. La baleine bleue nous ébahit par son énormité, le baobab par son embonpoint, le paresseux par sa détente, la fourmi par son organisation. Mais derrière ces athlètes de haute volée, derrière la magnificence de leurs performances se cachent des créatures humbles et mortelles, comme chacun de nous, dont la véritable nature ne se dévoile dans toute sa splendeur qu’en apprenant à la connaître. Et parmi tous ces phénomènes, il en est un particulièrement touchant, dont la compagnie est particulièrement agréable et dont le naturel est particulièrement vertueux. Ses exploits sont sans commune mesure avec sa bonté et sa générosité, si bien que l’on jurerait qu’elle n’a pour seul organe son coeur rouge et pur et comme seule arme sa peau lisse et douce. Tant de qualités et de dévouement réunis en un seul être semblent difficile à imaginer, mais on n’a de peine à accepter la réalité de ce prodige dès qu’il nous apparaît sous les yeux, dès que l’on a la chance de goûter, ne serait-ce qu’une seule fois, une bouchée de pastèque.
La pastèque est un fruit miraculeux. Pourtant, il existe quelques rares cultures barbares où elle ne possède pas de dénomination propre, où on l’appelle vulgairement “melon d’eau”, comme si elle n’en était qu’une sous-catégorie, qu’une excroissance dégénérée trop visible pour être ignorée. Mais la pastèque mérite plus que n’importe quel autre fruit son titre, elle qui a su s'émanciper de ses limites biologiques et plus que tout autre assumer son caractère marginal. Elle ne saurait être assimilée au melon, lui-même très honorable, mais dont la principale vertu devrait être de savoir rester à sa place. Et si quand bien même par un étrange caprice on tenait absolument à regrouper ces deux espèces en une seule catégorie avec justice et bon sens, c’est le melon qu’il faudrait renommer en une expression restituant un minimum la subtilité et la profondeur de la réalité, comme par exemple en “pastèque mièvre” ou “pastèque gringalette”. Nous éviterions ainsi la confusion de ces peuples infortunés qui ont côtoyé sa réputation avant sa présence et ont laissé des préjugés les aveugler.
Imaginons la première rencontre de la pastèque avec un membre de notre espèce. Elle aperçoit un homme, seul, flânant dans la nature. Elle ne bouge pas, il l’aperçoit, intrigué. Elle l’invite, par ses rondeurs élégantes, à laisser sa curiosité guider ses pas dans sa direction. Loin de l’effrayer, sa taille l’impressionne tant par sa mesure que par ses agréables proportions. Il s’approche. Sa parure zébrée, aux multiples teintes vertes, lui rappelle les nuances de profondeur et de fraîcheur des couleurs végétales. Rien dans cette humble plante ne cherche à le séduire, mais tout y concourt. Son aspect étrangement familier, son humilité le rassure, il se sent prendre confiance. Il l’effleure du bout des doigts, il la touche délicatement. Le contact de sa main sur sa peau lisse est si doux qu’il se demande qui reçoit véritablement la caresse. Il exerce un peu plus de pression, il sent que cette écorce à l’apparence rigide et ferme n’est pas sans quelques souplesses, par lesquelles elle laisse transparaître tout l’élan de vie qu’elle renferme. Cet échange ne laisse personne indifférent. En tendant l’oreille, il croit l’entendre frémir par quelques petits craquements discrets. En approchant son nez, il est surpris de sentir tout à coup un parfum subtil s’échapper de ses pores, laissant présager de son goût merveilleux. A ce stade, il n’est pas encore en mesure d’en réaliser toute l’étendue, mais toutes ces chastes promesses lui inspirent une confiance dont il ne pourrait douter sans remettre en cause l’entièreté de sa sensibilité. Il sait alors qu’il peut sans crainte ouvrir ce fruit mystérieux et en explorer les entrailles. Muni d’un outil assez fin, il perce sans peine une légère entaille, et s’éblouit de sa découverte. La chair est rouge, un rouge vif mais réservé, resplendissant, qui contraste nettement avec la sobriété de sa robe. Quelle juste pudeur ! Il est de l’ordre de la nature de se méfier de l'exubérance, cette couleur aurait pu le méprendre sur les véritables intentions de la plante. Au contraire, elle semble rougir d’être ainsi dévoilée dans son intimité. Cet éclat n’est nullement feint, c’est une expression de sa vitalité, un jaillissement de beauté que les apparences n’arrivent plus à contenir, une faveur secrète qu’elle lui accorde en récompense de sa curiosité. Cette chair si tendre et juteuse semble faite pour son palais. Il ne tient plus, il trépigne, il veut y goûter, mais un léger doute l’assaille, retenant sa main à l’orée de la dégustation. Peut-il faire confiance à cette plante inconnue ? Peut-il en jouir en toute quiétude ? Il se raisonne. Si la plante avait voulu le tromper, elle l’eût fait bien avant ; jamais elle n’aurait tiré d’un objectif aussi vil assez de ressources pour créer tant de merveilles et ce qu’elle pourrait à ce stade lui prendre ne saurait jamais compenser ce qu’elle lui a déjà offert. Sa main dépasse enfin ses lèvres écartées et dépose la bouchée sur sa langue. À peine ses mâchoires se referment qu’il ne peut contenir une surprise pleine de ravissement. L’odeur n’était pas trompeuse, son nez et son palais s’accordent sur le parfum : il est délectable. Mais comment aurait-il pu anticiper une telle consistance ? Jamais il n’avait rien eu de tel dans sa pitance, jamais il n’avait rien goûté de si leste et juteux. Il sent dans sa bouche fondre le morceau, comme si c’était de la glace chaleureuse et sucrée, comme si c’était de l’eau solidifiée en une texture fluide et croustillante, à mi-chemin entre une meringue fondante dont les oeufs eussent été montés en flocon et un biscuit imbibé de nectar sans avoir perdu le moindre de son croquant. Ivre de bonheur, il reste béat face à tant de plaisir, savourant pleinement cette première bouchée, oubliant qu’elle n’était qu’un prélude. Dès qu’il s’en aperçoit, il se jette la tête la première sur le reste, croquant à pleine dent sa pulpe abondante, qui dégouline le long de ses joues, de son menton ; son front même est atteint. La vivacité de ses crocs éclabousse ses membres, le jus arrose son ventre et ses cuisses, mais ça lui est plus qu’égal. Puisse son corps tout entier partager l’extase de son palais ! Puisse l’humanité entière savourer cet instant ! Cet homme fut le premier à avoir goûté au fruit permis de la pastèque, et nous ne pouvons que louer sa grandeur d’âme de n’avoir point gardé cette découverte pour lui.
La pastèque est le modèle même de la perfection fruitière, de l’idéal dont ils peinent tous à s’approcher. Si les fruits avaient un royaume, elle n’en serait pas le roi mais la constitution. S’ils avaient une religion, elle n’en serait pas le pape mais le messie. Qui témoigne du Christ en parlant de sa carrure ? Ce qu’il représente dépasse les mots, et on ne saurait en parler mieux qu’en suivant en silence son exemple. Peu importe la taille de la pastèque, son gabarit n’est qu’une qualité de plus, un surcroît appréciable à sa grandeur véritable qui est la gloire infinie de son dévouement. A-t-on soif ? Elle désaltère par sa fraîcheur. A-t-on faim ? Elle rassasie par sa douceur. Il n’est de situation où l’on puisse se sentir indisposé d’un morceau de pastèque sauf en cas de sévère indigestion. Il est vrai que c’est bien là son seul danger, le seul vice dont on puisse l’imputer, qui est de succomber aux délices de son parfum et de s’abandonner à l’ivresse de la goinfrerie, encore qu’il s’agit véritablement plus du nôtre que du sien et il est certain qu’elle ne manquerait pas de se faire petite comme une mirabelle et timide comme une myrtille si elle apprenait un jour l’usage funeste que l’on puisse avoir de ses bienfaits. Elle n’existe qu’à l’avantage de ses prédateurs, et se contente pour cela de l’essentiel. Elle n’est rien de plus qu’une chair tendre et sucrée, emballés sans luxe dans une écorce soyeuse, agrémentée de quelques pépins qui en garantissent la pérennité, évitant ainsi qu’elle ne disparaisse à la fin du prochain été. Qui plus est, elle ne va ni se percher au bout de branches étriquées, ni se cacher sous la surface des prés, ni inventer d’autres fantaisies farfelues pour se soustraire à notre cueillette ; elle est accessible à même le sol et il suffit de se baisser de la ramasser. Rien donc de superflu chez cette plante exemplaire, aucune coquetterie, aucun artifice, rien qui n’entrave l’accomplissement du noble rôle dont le ciel l’a chargée, qu’elle honore qu’avec trop de zèle et dont tout son être semble dédié : nourrir et abreuver simultanément les heureuses créatures ayant le bonheur de croiser son chemin. Ses pépins sont en trop maigre proportion par rapport à la masse de sa chair pour que la totalité de la richesse leur en soit dédié. Si son coeur devait revenir entièrement à ses enfants, ils périraient noyés par tant de volupté ; c’est qu’il est voué à être partagé, même si elle feint de protéger sa précieuse offrande par une adorable pudeur qui ne résiste jamais bien longtemps aux élans de sa générosité. Son écorce ne demande qu’à s’ouvrir et finit toujours par craquer sous le poids de sa propre impatience quand elle se languit de trop mûrir sans trouver personne sachant profiter de son altruisme. Elle livre alors son butin, propre et immaculé, aux heureux gourmets qui sauront reconnaître en elle tout le génie de la nature et dans son sacrifice tout l’amour de la vie, dont son essence est un symbole éclatant. Car oui, qu’est-ce que la vie, si ce n’est de l’eau qu’une force mystérieuse a su remplir d’amour et de structure ? Qu’est-ce que l’amour, si ce n’est de supporter le fardeau de l’existence dans le seul but d’en soulager la peine aux autres ? Plus qu’un symbole, c’en est l’incarnation, dans toute la fraîcheur et la pureté dont Dieu a su doter ce monde. L’Homme fut déchu en croquant une pomme. S’il se rachète un jour aux yeux de son créateur, ce sera immanquablement en mangeant une pastèque.