
La création, le mal, le temps – trois mystères, au sujet desquels, en dernière analyse, on peut dire seulement qu’ils sont en quelque sorte liés entre eux, et que leur rapport avec le mystère plus grand de la Réalité divine est un rapport de limitation. La création et le temps sont les résultats de quelque processus cosmique de limitation de la substance spirituelle éternelle, alors que le mal est le nom que nous donnons à un processus secondaire de limitation effectué par les créatures à l’intérieur de l’ordre de la création, – limitation de l’état individuel de créature envers son propre moi, à l’exclusion de toutes les autres créatures, et envers ce qui s’étend au-delà de toutes les créatures.
La réalité est présente chez toutes les créatures ; mais toutes les créatures n’ont pas également connaissance de ce fait. Celles chez qui l’esprit n’est développé que d’une façon rudimentaire ou imparfaite ne peuvent probablement jamais avoir conscience de la Réalité, sinon peut-être sous son aspect physiologique, en tant que fonctionnement normal et naturel, qu’état de rapports convenable et parfait entre les parties de l’organisme et entre l’organisme, pris dans son ensemble, et son milieu. Chez l’homme, toutefois, il n’en est pas de même. Grâce à leur développement mental, les êtres humains peuvent prendre conscience de la Réalité qui est en eux, non seulement au niveau physiologique, mais aussi par appréhension spirituelle directe. Bien qu’il soit projeté, par la naissance, dans le temps et dans l’illusion, l’homme est capable de Réalité et d’Éternité. Qu’il fasse usage de cette capacité, ou qu’au contraire il se borne aux activités éclipsant Dieu de la vie ordinaire, non-régénérée, cela dépend de son propre choix.
Afin d’actualiser leur capacité innée à la Réalité et à l’Éternité, il faut que les êtres humains se soumettent à un ensemble d’exercices de détachement, – détachement, tout d’abord, d’avec cette limitation au moi et à l’état de créature propre aux créatures, qui constitue le mal, et en second lieu, d’avec les limitations cosmiques imposées aux créatures par l’acte de création, savoir : l’état de séparation, l’individualité, et le temps. Le détachement du premier genre s’obtient par la mortification du moi, la pratique de la vertu, et la culture et l’exercice de l’amour et de la compassion envers nos semblables. Le détachement du second genre s’obtient par les pratiques de la contemplation mystique. Ou plutôt, il serait plus exact de dire que les pratiques de la contemplation mystique sont le moyen par lequel nous pouvons nous préparer à recevoir la grâce d’une intuition directe de la Réalité et de l’Éternité. L’expérience a montré que ce second détachement ne peut être réalisé que par ceux qui sont au moins en cours d’obtention du premier – que la vie mystique, en d’autres termes, est étroitement associée à l’ascétique. Entre la Réalité et l’Éternité d’une part, et, de l’autre, le monde limité et imparfaitement réel des créatures et du temps, il existe une sorte de « no man’s land » – le monde de ce qui, à défaut d’un nom meilleur, a été appelé le monde des phénomènes psychiques. Ce domaine psychique est une extension du monde des créatures – son prolongement, en quelque sorte, dans l’infrarouge ou l’ultraviolet ordinairement invisibles. Certains accidents d’hérédité permettent un accès facile au monde psychique ; et il y a un certain nombre de processus psycho-physiques qui permettent même à ceux qui sont peu doués, congénitalement, au point de vue médiumnistique ou oraculaire, d’acquérir une aptitude à y entrer et à en exploiter les forces particulières. Les mystiques, également, sur la voie de la Réalité et de l’Éternité, se trouvent fréquemment dans la région des phénomènes psychiques. À ceux-là, les maîtres de la vie spirituelle donnent toujours le même conseil : ne prêtez aucune attention à ces phénomènes, quelque agréables, intéressants, ou extraordinaires qu’ils soient, mais poussez plus avant dans la direction de ce qui s’étend au-delà des phénomènes.
D’une façon générale, la religion s’est toujours préoccupée du monde psychique, et non pas directement de la Réalité et de l’Éternité. La raison en est simple. La recherche de la Réalité et de l’Éternité impose une discipline que la grande majorité des hommes et des femmes ne sont pas disposés à subir. En même temps, elle apporte au chercheur fort peu de récompenses manifestes ou d’avantages concrets. L’accès au monde psychique peut être obtenu sans douloureuse « mort au moi », et l’exploitation des forces existant dans l’infrarouge et l’ultraviolet de notre vie mentale, donne fréquemment des résultats d’une nature fort spectaculaire, – des guérisons, des intuitions prophétiques, des exaucements de souhaits, et toute une armée de ces « signes » miraculeux qui ont conduit Jésus à dénoncer si vigoureusement les gens religieux de son temps pour les avoir désirés.
Les forces psychiques existent dans une extension de l’univers temporel des créatures, et leur exploitation est permise par Dieu exactement de la même façon que l’est l’exploitation des forces naturelles plus familières telles que l’électricité ou la chaleur, l’habileté ou une forte volonté. Qu’elles soient utilisées à la gloire de Dieu et conformément à la volonté de Dieu, cela dépend du choix de l’individu au moment de l’utilisation. La seule généralisation qu’on soit fondé à faire est celle-ci : il est extrêmement dangereux d’être à même d’exercer le pouvoir ou de voir ses souhaits exaucés. En exploitant avec succès les forces psychiques, on peut effectuer ces deux choses dangereuses. C’est là l’une des raisons pour lesquelles les religions ont été une cause de mal, tout comme de bien.
La prière contemplative et la mortification, non seulement des passions, mais aussi de l’intellect, et, surtout, de l’imagination – tels sont les moyens par lesquels les hommes et les femmes peuvent s’habiliter à recevoir la grâce d’une appréhension directe de la Réalité et de l’Éternité. Le processus est fort différent quand notre but est l’exploitation des forces du monde psychique. Au lieu de mortifier les passions, les plus élevées aussi bien que les plus basses, nous les canalisons dans l’instance de la prière en pétition ; au lieu de faire tout ce que nous pouvons pour mourir à notre imagination, nous l’intensifions de propos délibéré, au moyen de rituels, de sacrements, d’effigies, de musique.
L’exploitation des forces psychiques n’est pas nécessairement nuisible, ni n’éclipse forcément Dieu. La « magie blanche » et les procédés liturgiques et sacramentels utilisés pour la mettre en œuvre, sont compatibles, comme le montre clairement l’histoire de beaucoup d’entre les saints, avec un degré élevé de sainteté, une appréhension authentique de la Réalité et de l’Éternité. La masse des fidèles ordinaires, qui n’ont certes rien d’un saint, mais qui sont raisonnablement respectables, peut obtenir certains aperçus de la Réalité par l’entremise des phénomènes psychiques de la religion non- spirituelle, et au moyen des rituels et sacrements émotivement satisfaisants conçus pour la production de ces phénomènes. (De même, ils peuvent obtenir certains aperçus de la Réalité par l’entremise de l’art et de la beauté de la nature.) En outre, la plupart des religions hautement développées possèdent un côté authentiquement spirituel, en même temps qu’un aspect non- spirituel, psychique ou magique. En conséquence, il est toujours possible à leurs adhérents de passer, s’ils le désirent, de l’orthodoxie du rituel et de la prière en pétition, à l’autre orthodoxie de la contemplation, de la magie blanche des phénomènes psychiques à un détachement d’avec tout ce qui est de la créature, y compris le psychique, et à la recherche sincère de la Réalité et de l’Éternité. Et même pour ceux qui ne prennent pas le chemin spirituel, il est probablement vrai que l’adhésion à une religion prépondéramment psychique de magie blanche vaut mieux, dans l’ensemble, que l’adhésion à aucune religion, ou à quelque pseudo-religion idolâtre, telle que le nationalisme, le communisme ou le fascisme. En attendant, il est d’importance vitale que nos idées soient claires à ce sujet. Il existe actuellement une tendance lamentable à confondre le psychique avec le spirituel, à considérer tout phénomène supranormal, tout état mental inhabituel, comme provenant de Dieu. Mais il n’y a absolument aucune raison de supposer que les guérisons, les prophéties et autres « miracles » soient nécessairement d’origine divine. Le christianisme orthodoxe a adopté cette position absurde, selon quoi tous les phénomènes supranormaux produits par des non-chrétiens sont d’origine diabolique, tandis que la plupart de ceux qui sont associés à des chrétiens non hérétiques sont des dons de Dieu. Il serait plus raisonnable de considérer tous les « signes » de ce genre comme étant dus à l’exploitation consciente ou inconsciente de forces situées dans le monde psychique, étrange pour nous, mais encore essentiellement ressortissant à la créature. Il faudrait examiner chaque cas particulier pour déterminer si les phénomènes psychiques en cause se manifestent en accord avec la volonté de Dieu, ou pour des besoins simplement humains ; car les hommes peuvent utiliser les forces psychiques en bien ou en mal, tout comme ils peuvent utiliser les forces plus familières du monde matériel. Les choses étant ce qu’elles sont, il y a une tendance, dans l’Occident, à identifier le simplement insolite et le supranormal au divin. La nature de la spiritualité ne sera jamais comprise d’une façon générale, tant que n’aura été dissipée cette confusion mentale.