Cliquer pour obtenir un manifeste !
Si vous avez un projet de biographie, cliquez ici !

Profession de foi du vicaire savoyard

345

download

2

Note préalable: Ce texte est un extrait de Emile, où Rousseau développe sa pensée en matière d'éducation.

Introduction

« Il y a trente ans que, dans une ville d’Italie, un jeune homme expatrié se voyait réduit à la dernière misère. Il était né calviniste; mais, par les suites d’une étourderie, se trouvant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de religion pour avoir du pain. Il yavait dans cette ville un hospice pour les prosélytes: il y fut admis. En l’instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu’il n’avait pas, et on lui apprit le mal qu’il ignorait: il entendit des dogmes nouveaux, il vit des mœurs encore plus nouvelles; il les vit, et faillit en être la victime. Il voulut fuir, on l’enferma; il se plaignit, on le punit de ses plaintes: à la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel pour n’avoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de l’injustice irrite un jeune cœur sans expérience se figurent l’état du sien. Des larmes de rage coulaient de ses yeux, l’indignation l’étouffait: il implorait le ciel et les hommes, il se confiait à tout le monde, et n’était écouté de personne. Il ne voyait que de vils domestiques soumis à l’infâme qui l’outrageait, ou des complices du même crime qui se raillaient de sa résistance et l’excitaient à les imiter. Il était perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à l’hospice pour quelque affaire, et qu’il trouva le moyen de consulter en secret. L’ecclésiastique était pauvre et avait besoin de tout le monde–mais l’opprimé avait encore plus besoin de lui; et il n’hésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.

profession_de_foi
Jean Jacques ROUSSEAU

« Échappé au vice pour rentrer dans l’indigence, le jeune homme luttait sans succès contre sa destinée: un moment il se crut au-dessus d’elle. A la première lueur de fortune ses maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de cette ingratitude: toutes ses espérances s’évanouirent; sa jeunesse avait beau le favoriser, ses idées romanesques gâtaient tout. N’ayant ni assez de talents, ni assez d’adresse pour se faire un chemin facile, ne sachant être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses qu’il ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asile, prêt à mourir de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur.

«Il y retourne, il le trouve, il en est bien reçu: sa vue rappelle à l’ecclésiastique une bonne action qu’il avait faite; un tel souvenir réjouit toujours l’âme. Cet homme était naturellement humain, compatissant; il sentait les peines d’autrui par les siennes, et le bien-être n’avait point endurci son cœur; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, l’y recommande; il partage avec lui son nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l’instruit, le console, il lui apprend l’art difficile de supporter patiemment l’adversité. Gens à préjugés, est-ce d’un prêtre, est-ce en Italie que vous eussiez espéré tout cela?

« Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire savoyard, qu’une aventure de jeunesse avait mis mal avec son évêque, et qui avait passé les monts pour chercher les ressources qui lui manquaient dans son pays. Il n’était ni sans esprit ni sans lettres; et avec une figure intéressante il avait trouvé des protecteurs qui le placèrent chez un ministre pour élever son fils. Il préférait la pauvreté à la dépendance, et il ignorait comment il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas longtemps chez celui-ci; en le quittant, il ne perdit point son estime, et comme il vivait sagement et se faisait aimer de tout le monde, il se flattait de rentrer en grâce auprès de son évêque, et d’en obtenir quelque petite cure dans les montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel était le dernier terme de son ambition.

« Un penchant naturel l’intéressait au jeune fugitif, et le lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avait déjà flétri son cœur, que l’opprobre et le mépris avaient abattu son courage, et que sa fierté, changée en dépit amer, ne lui montrait dans l’injustice et la dureté des hommes que le vice de leur nature et la chimère de la vertu. Il avait vu que la religion ne sert que de masque à l’intérêt, et le culte sacré de sauvegarde à l’hypocrisie; il avait vu, dans la subtilité des vaines disputes, le paradis et l’enfer mis pour prix à des jeux de mots; il avait vu la sublime et primitive idée de la Divinité défigurée par les fantasques imaginations des hommes; et, trouvant que pour croire en Dieu il fallait renoncer au jugement qu’on avait reçu de lui, il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries et l’objet auquel nous les appliquons. Sans rien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la génération des choses, il se plongea dans sa stupide ignorance avec un profond mépris pour tous ceux qui pensaient en savoir plus que lui.

« L’oubli de toute religion conduit à l’oubli des devoirs de l’homme. Ce progrès était déjà plus d’à moitié fait dans le cœur du libertin. Ce n’était pas pourtant un enfant mai né; mais l’incrédulité, la misère, étouffant peu à peu le naturel, l’entraînaient rapidement à sa perte, et ne lui préparaient que les mœurs d’un gueux et la morale d’un athée.

« Le mal, presque inévitable, n’était pas absolument consommé. Le jeune homme avait des connaissances, et son éducation n’avait pas été négligée. Il était dans cet âge heureux où le sang en fermentation commence d’échauffer l’âme sans l’asservir aux fureurs des sens. La sienne avait encore tout son ressort. Une honte native, un caractère timide suppléaient à la gêne et prolongeaient pour lui cette époque danslaquelle vous maintenez votre élève avec tant de soins. L’exemple odieux d’une dépravation brutale et d’un vice sans charme, loin d’animer son imagination, l’avait amortie. Longtemps le dégoût lui tint lieu de vertu pour conserver son innocence; elle ne devait succomber qu’à de plus douces séductions.

« L’ecclésiastique vit le danger et les ressources. Les difficultés ne le rebutèrent point: il se complaisait dans son ouvrage; il résolut de l’achever, et de rendre à la vertu la victime qu’il avait arrachée à l’infamie. Il s’y prit de loin pour exécuter son projet: la beauté du motif animait son courage et lui inspirait des moyens dignes de son zèle. Quel que fût le succès, il était sûr de n’avoir pas perdu son temps. On réussit toujours quand on ne veut que bien faire.

« Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendant point importun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant toujours à sa portée, en se faisant petit pour s’égaler à lui. C’était, ce me semble, un spectacle assez touchant de voir un homme grave devenir le camarade d’un polisson, et la vertu se prêter au ton de la licence pour en triompher plus sûrement. Quand l’étourdi venait lui faire ses folles confidences, et s’épancher avec lui, le prêtre l’écoutait, le mettait à son aise; sans approuver le mal il s’intéressait à tout: jamais une indiscrète censure ne venait arrêter son babil et resserrer son cœur; le plaisir avec lequel il se croyait écouté augmentait celui qu’il prenait à tout dire. Ainsi se fit sa confession générale sans qu’il songeât à rien confesser.

« Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère, le prêtre vit clairement que, sans être ignorant pour son âge, il avait oublié tout ce qu’il lui importaitde savoir, et que l’opprobre où l’avait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degré d’abrutissement qui ôte la vie à l’âme; et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu’à se nourrir. Pour garantir le jeune infortuné de cette mort morale dont il était si près, il commença par réveiller en lui l’amour-propre et l’estime de soi-même: il lui montrait un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses talents; il ranimait dans son cœur une ardeur généreuse par le récit des belles actions d’autrui; en lui faisant admirer ceux qui les avaient faites, il lui rendait le désir d’en faire de semblables. Pour le détacher insensiblement de sa vie oisive et vagabonde, il lui faisait faire des extraits de livres choisis; et, feignant d’avoir besoin de ces extraits, il nourrissait en lui le noble sentiment de la reconnaissance. Il l’instruisait directement par ces livres; il lui faisait reprendre assez bonne opinion de lui-même pour ne pas secroire un être inutile à tout bien, et pour ne vouloir plus se rendre méprisable à ses propres yeux.

« Une bagatelle fera juger de l’art qu’employait cet homme bienfaisant pour élever insensiblement le cœur de son disciple au-dessus de la bassesse, sans paraître songer à son instruction. L’ecclésiastique avait une probité si bien reconnue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes aimaient mieux faire passer leurs aumônes par ses mains que par celles des riches curés des villes. Un jour qu’on lui avait donné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui en demander. Non, dit-il, nous sommes frères, vous m’appartenez, et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu’il en avait demandé. Des leçons de cette espèce sont rarement perdues dans le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus.

« Je me lasse de parler en tierce personne; et c’est un soin fort superflu; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif c’est moi-même: je me crois assez loin des désordres de ma jeunesse pour oser les avouer, et la main qui m’en tira mérite bien qu’aux dépens d’un peu de honte je rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.

« Ce qui me frappait le plus était de voir, dans la vie privée de mon digne maître, la vertu sans hypocrisie, l’humanité sans faiblesse, des discours toujours droits et simples, et une conduite toujours conforme à ces discours. Je ne le voyais point s’inquiéter si ceux qu’il aidait allaient à vêpres, s’ils se confessaient souvent, s’ils jeûnaient les jours prescrits, s’ils faisaient maigre, ni leur imposer d’autres conditions semblables, sans lesquelles, dût-on mourir de misère, on n’a nulle assistance à espérer des dévots.

« Encouragé par ses observations, loin d’étaler moi-même à ses yeux le zèle affecté d’un nouveau converti, je ne lui cachais point trop mes manières de penser, et ne l’en voyais pas plus scandalisé. Quelquefois j’aurais pu me dire: il mepasse mon indifférence pour le culte que j’ai embrassé en faveur de celle qu’il me voit aussi pour le culte dans lequel je suis né; il sait que mon dédain n’est plus une affaire de parti. Mais que devais-je penser quand je l’entendais quelquefois approuver des dogmes contraires à ceux de l’Église romaine, et paraître estimer médiocrement toutes ses cérémonies? je l’aurais cru protestant déguisé si je l’avais vu moins fidèle à ces mêmes usages dont il semblait faire assez peu de cas; mais, sachant qu’il s’acquittait sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement que sous les yeux du public, je ne savais plus que juger de ces contradictions. Au défaut près qui jadis avait attiré sa disgrâce et dont il n’était pas trop bien corrigé, sa vie était exemplaire, ses mœurs étaient irréprochables, ses discours honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus grande intimité, j’apprenais à le respecter chaque jour davantage; et tant de bontés m’ayant tout à fait gagné le cœur, j’attendais avec une curieuse inquiétude le moment d’apprendre sur quel principe il fondait l’uniformité d’une vie aussi singulière.

« Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de s’ouvrir à son disciple, il s’efforça de faire germer les semences de raison et de bonté qu’il jetait dans son âme. Ce qu’il y avait en moi de plus difficile à détruire était une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s’ils l’eussent été à mes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité de la jeunesse, qui regimbe contre l’humiliation, ne me donnait que trop de penchant à cette humeur colère, et l’amour-propre, que mon mentor tâchait de réveiller en moi, me portant à la fierté, rendait les hommes encore plus vils àmes yeux, et ne faisait qu’ajouter pour eux le mépris à la haine.

« Sans combattre directement cet orgueil, il l’empêcha de se tourner en dureté d’âme; et sans m’ôter l’estime de moi-même, il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En écartant toujours la vaine apparence et me montrant les maux réels qu’elle couvre, il m’apprenait à déplorer les erreurs de mes semblables, à m’attendrir sur leurs misères, et à les plaindre plus qu’à les envier. Ému de compassion sur les faiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il voyait partout des hommes victimes de leurs propres vices et de ceux d’autrui; il voyait les pauvres gémir sous le joug des riches, et les riches sous le joug des préjugés. Croyez-moi, disait-il, nos illusions, loin de nous cacher nos maux, les augmentent, en donnant un prix à ce qui n’en a point, et nous rendant sensibles à mille fausses privations que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de l’âme consiste dans le mépris de tout ce qui peut la troubler: l’homme qui fait le plus cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir et celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable.

« Ah! quels tristes tableaux! m’écriais-je avec amertume: s’il faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître? et s’il faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux? C’est moi, répondit un jour le prêtre d’un ton dont je fus frappé. Heureux, vous! si peu fortuné, si pauvre, exilé, persécuté, vous êtes heureux! Et qu’avez-vous faitpour l’être? Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers.

« Là-dessus il me fit entendre qu’après avoir reçu mes confessions il voulait me faire les siennes. J’épancherai dans votre sein, me dit-il en m’embrassant, tous les sentiments de mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entière profession de foi, quand vous connaîtrez bien l’état de mon âme, vous saurez pourquoi le m’estime heureux, et, si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être. Mais ces aveux ne sont pas l’affaire d’un moment; il faut du temps pour vous exposer tout ce que je pense sur le sort de l’homme et sur le vrai prix de la vie: prenons une heure, un lieu commode pour nous livrer paisiblement à cet entretien.

« Je marquai de l’empressement à l’entendre. Le rendez-vous ne fut pas renvoyé plus tard qu’au lendemain matin. On était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne; dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnait le paysage; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont l’œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là qu’après avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, l’homme de paix me parla ainsi: » }

Profession de foi du vicaire savoyard

Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, et j’aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours; c’est tout ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime: quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?

Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre; mais on crut plus beau que j’apprisse à gagner mon pain dans le métier de prêtre, et l’on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné. J’appris ce qu’on voulait que j’apprisse, je dis ce qu’on voulait que je disse, je m’engageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme j’avais promis plus que je ne pouvais tenir.

On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés; cependant, je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu’elle nous prescrit. O bon jeune homme, elle n’a rien dit encore à vos sens: vivez longtemps dans l’état heureux où sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on l’offense encore plus quand on la prévient que quand on la combat; il faut commencer par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder sans crime.

Dès ma jeunesse j’ai respecté le mariage comme la première et la plus sainte institution de la nature. M’étant ôté le droit de m’y soumettre, je résolusde ne le point profaner; car, malgré mes classes et mes études, ayant toujours mené une vie uniforme et simple, j’avais conservé dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives: les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvreté m’éloignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.

Cette résolution fut précisément ce qui me perdit; mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à découvert. Il fallut expier le scandale: arrêté, interdit, chassé, je fus bien plus lavictime de mes scrupules que de mon incontinence; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour échapper au châtiment.

Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les idées que j’avais du juste, de l’honnête, et de tous les devoirs de l’homme, je perdais chaque jour quelqu’une des opinions que j’avais reçues; celles qui me restaient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes, et, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif d’un âge plus mûr, s’était formée avec plus de peine, et devait être plus difficile à détruire.

J’étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il n’y a que l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui nous y laisse. Je n’avais point le cœur assez corrompu pour m’y plaire; et rien ne conserve mieux l’habitude de réfléchir que d’être plus content de soi que de sa fortune.

Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu’un pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route, et qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Je me disais: J’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître; qu’on me la montre et j’y demeure attaché: pourquoi faut-il qu’elle se dérobe à l’empressement d’un cœur fait pour l’adorer?

Quoique j’aie souvent éprouvé de plus grands maux, je n’ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces temps de trouble et d’anxiétés, où, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues méditations qu’incertitude, obscurité, contradictions sur lacause de mon être et sur la règle de mes devoirs.

Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit humain: il n’y résiste pas longtemps; il se décide malgré lui de manière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.

Ce qui redoublait mon embarras, était qu’étant né dans une Eglisequi décide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilité d’admettre tant de décisions absurdes me détachait aussi de celles qui ne l’étaient pas. En me disant: Croyez tout, on m’empêchait de rien croire, et je ne savais plus où m’arrêter.

Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j’examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n’en ont que pour détruire; si vous comptez les voies, chacun est réduit à la sienne; ils ne s’accordent que pour disputer; les écouter n’était pas le moyen de sortir de mon incertitude.

Je conçus que l’insuffisance de l’esprit humain est la première cause de cette prodigieuse diversité de sentiments, et que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point la mesure de cette machine immense, nous n’en pouvons calculer les rapports; nous n’en connaissons ni les premières lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-mêmes; nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; à peine savons-nous si l’homme est un être simple ou composé: des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts; ils sont au-dessus de la région sensible; pour les percer nous croyons avoir del’intelligence, et nous n’avons que de l’imagination. Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route qu’il croit la bonne; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connaître. La seule chose que nous ne savons point, est d’ignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, et croire ce qui n’est pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui.

Quand les philosophes seraient en état de découvrir la vérité, qui d’entre eux prendrait intérêt à elle? Chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé que les autres; mais il le soutient parce qu’il est à lui. Il n’y en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain? Où est celui qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet que de se distinguer? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’ilefface l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus? L’essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il est athée, chez les athées il serait croyant.

Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d’apprendre à borner mes recherches à ce qui m’intéressait immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à ne m’inquiéter, jusqu’au doute, que des choses qu’il m’importait de savoir.

Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et n’en résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me dis: Consultons la lumière intérieure, elle m’égarera moins qu’ils ne m’égarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en me livrant à leurs mensonges.

Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui m’avaient tour à tour entraîné depuis ma naissance, je vis que, bien qu’aucune d’elles ne fût assez évidente pour produire immédiatement la conviction, elles avaient divers degrés de vraisemblance, et que l’assentiment intérieur s’y prêtait ou s’y refusait à différentes mesures. Sur cette première observation, comparant entre elles toutes ces différentes idées dans le silence des préjugés, je trouvai que la première et la plus commune était aussi la plus simple et la plus raisonnable, et qu’il ne lui manquait, pour réunir tous les suffrages, que d’avoir été proposée la dernière. Imaginez tous vos philosophes anciens et modernes ayant d’abord épuisé leurs bizarres systèmes de force, de chances, de fatalité, de nécessité, d’atomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme de toute espèce, et après eux tous, l’illustre Clarke éclairant le monde,annonçant enfin l’Etre des êtres et le dispensateur des choses: avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement unanime n’eût point été reçu ce nouveau système, si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever l’âme, à donner une baseà la vertu, et en même temps si frappant, si lumineux, si simple, et, ce me semble, offrant moins de choses incompréhensibles à l’esprit humain qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre système! Je me disais: Les objections insolubles sont communes à tous, parce que l’esprit de l’homme est trop borné pour les résoudre; elles ne prouvent donc contre aucun par préférence: mais quelle différence entre les preuves directes! celui-là seul qui explique tout ne doit-il pas être préféré quand il n’a pas plusde difficulté que les autres?

Portant donc en moi l’amour de la vérité pour toute philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle l’examen des connaissances qui m’intéressent, résolu d’admettre pour évidentes toutes celles auxquelles, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrai refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser toutes les autres dans l’incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d’utile pour la pratique.

Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et qu’est-ce qui détermine mes jugements? S’ils sont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d’elles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d’abord mes regards sur moi pour connaître l’instrument dont je veux me servir, et jusqu’à quel point je puis me fier à son usage.

J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d’acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon premier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible de résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir sile sentiment du moiest quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il peut être indépendant d’elles ?

Mes sensations se passent en moi, puisqu’elles me font sentir mon existence; mais leur cause m’est étrangère, puisqu’elles m’affectent malgré que j’en aie, et qu’il ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose.

Ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.

Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je l’appelle matière; et toutes les portions de matière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signifient rien pour moi: leurs distinctions sur l’apparence et la réalité des corps sont des chimères.

Me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes sensations; et, trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas avoir auparavant.

Apercevoir, c’est sentir; comparer, c’est juger; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans la nature; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l’objet total formé des deux; mais, n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.

Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton et d’un petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit,de même que les idées numériques d’un, de deux, etc. , ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion de mes sensations.

On nous dit que l’être sensitif distingue les sensations les unes des autrespar les différences qu’ont entre elles ces mêmes sensations: ceci demande explication.

Quand les sensations sont différentes, l’être sensitif les distingue par leurs différences: quand elles sont semblables, il les distingue parce qu’il sent les unes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il deux objets égaux? il faudrait nécessairement qu’il confondît ces deux objets et les prît pour le même, surtout dans un système où l’on prétend que les sensations représentatives de l’étendue ne sont point étendues. Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport n’est pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport n’était qu’une sensation, et me venait uniquement de l’objet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisqu’il n’est jamais faux que je sente ce que je sens.

Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, surtout s’ils ne sont pas parallèles? Pourquoi, dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis qu’il n’en est que le quart? Pourquoi l’image, qui est la sensation, n’est-elle pas conforme à son modèle, qui est l’objet? C’est que je suis actif quand je juge, que l’opération qui compare est fautive, et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à la vérité des sensations qui ne montrent que les objets.

Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera, je m’assure, quand vous y aurez pensé; c’est que, si nous étions purement passifs dans l’usage de nos sens, il n’y aurait entre eux aucune communication; il nous serait impossible de connaître que le corps que nous touchons et l’objet que nous voyons sont le même. Ou nous ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances sensibles, dont nous n’aurions nul moyen d’apercevoir l’identité.

Qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations; qu’on l’appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens.

Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j’en porte, plus je suis sûr d’approcher de la vérité: ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu’à la raison est confirmée par la raison même.

M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu’ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe; et, le premier objet qui se présente à moi pour les comparer, c’est moi-même.

Tout ce que j’aperçois par les sens est matière, et je déduis toutes les propriétés essentielles de la matièredes qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt en mouvement et tantôt en repos, d’où j’infère que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement étant une action, est l’effet d’unecause dont le repos n’est que l’absence. Quand donc rien n’agit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même qu’elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d’être en repos.

J’aperçois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir, mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là que le mouvement d’une montre, par exemple, est spontané; car si rien d’étranger au ressort n’agissait sur lui, il ne tendrait point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la même raison, je n’accorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité.

Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés; je vous dirai que je n’en sais rien, mais que l’analogie est pour l’affirmative. Vous me demanderez encore comment je sais donc qu’il y a des mouvements spontanés; je vous dira que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d’autre cause immédiate que ma volonté. C’est en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute évidence; autant vaudrait me prouver que je n’existe pas.

S’il n’y avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on n’en serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que l’état naturel de la matière est d’être en repos, et qu’elle n’a par elle-même aucune force pour agir, qu’en voyant un corps en mouvement je juge aussitôt, ou que c’est un corps animé, ou que ce mouvement lui a été communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à l’idée de la matière non organisée se mouvant d’elle-même, ou produisant quelque action.

Cependant cet univers visible est matière, matière éparse et morte, qui n’a rien dans son tout de l’union, de l’organisation, du sentiment commun des parties d’un corps animé, puisqu’il est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout. Ce même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il n’a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l’homme et des animaux. Le monde n’est donc pas un grand animal qui se meuve de lui-même; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je n’aperçois pas; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que; si la terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner.

S’il faut admettre des lois générales dont je n’aperçois point les rapports essentiels avec la matière, de quoi serai-je avancé? Ces lois, n’étant point des êtres réels, des substances, ont donc quelque autre fondement qui m’est inconnu. L’expérience et l’observation nous ont fait connaître les lois du mouvement; ces lois déterminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent point pour expliquer le système du monde et la marche de l’univers. Descartes avec des dés fermait le ciel et la terre; mais il ne put donner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeusa force centrifuge qu’à l’aide d’un mouvement de rotation. Newton a trouvé la loi de l’attraction; mais l’attraction seule réduirait bientôt l’univers en une masse immobile: à cette loi il a fallu joindre une force projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes. Que Descartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons; que Newton nous montre la main qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites.

Les premières causes du mouvement ne sont point dans la matière; elle reçoit le mouvement et le communique, mais elle ne le produit pas. Plus j’observe l’action et réaction des forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que, d’effets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour première cause; car supposer un progrès de causes à l’infini, c’est n’en point supposer du tout. En un mot, tout mouvement qui n’est pas produit par un autre ne peut venir que d’un acte spontané, volontaire; les corps inanimés n’agissent que par le mouvement, et il n’y a point de véritable action sans volonté. Voilà mon premier principe. Je crois donc qu’une volonté meut l’univers et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article de foi.

Comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle? je n’en sais rien, mais j’éprouve en moi qu’elle la produit. Je veux agir, et j’agis; je veux mouvoir mon corps, et mon corps se meut; mais qu’un corps inanimé et en repos vienne à se mouvoir de lui-même ou produise le mouvement, cela est incompréhensible et sans exemple. La volonté m’est connue par ses actes, non par sa nature. Je connais cette volonté comme cause motrice; mais concevoir la matière productrice du mouvement, c’est clairement concevoir un effet sans cause, c’est ne concevoir absolument rien.

Il ne m’est pas plus possible de concevoir comment ma volonté meut mon corps, que comment mes sensations affectent mon âme. Je ne sais pas même pourquoi l’un de ces mystères a paru plus explicable que l’autre. Quant à moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif, le moyen d’union des deux substances me paraît absolument incompréhensible. Il est bien étrange qu’on parte de cette incompréhensibilité même pour confondre les deux substances, comme si des opérations de natures si différentes s’expliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.

Le dogme que je viens d’établir est obscur, il est vrai; mais enfin il offre un sens, et il n’a rien qui répugne à la raison ni à l’observation: en peut-on dire autant du matérialisme? N’est-il pas clair que si le mouvement était essentiel à la matière, il en serait inséparable, il y serait toujours en même degré, toujours le même dans chaque portion de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter ni diminuer, et l’on ne pourrait pas même concevoir la matière en repos? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais nécessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient plus aisés à réfuter s’ils avaient un peu plus de sens. Car, ou le mouvement de la matière lui vient d’elle-même, et alors il lui est essentiel, ou, s’il lui vient d’une cause étrangère, il n’est nécessaire à la matière qu’autant que la cause motrice agit sur elle: nous rentrons dans la première difficulté.

Les idées généraleset abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargon de la métaphysique n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on vous parle d’une force aveugle répandue dans toute la nature, on porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement nécessaire, et l’on ne dit rien du tout. L’idée du mouvement n’est autre chose que l’idée du transport d’un lieu à un autre: il n’y a point de mouvement sans quelque direction; car un être individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement? Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-t-elle un mouvement propre? Selon la première idée, l’univers entier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il ne doit former qu’un fluide épars et incohérent, sans qu’il soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction se fera ce mouvement commun de toute la matière? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche? Si chaque molécule de matièrea sa direction particulière, quelles seront les causes de toutes ces directions et de toutes ces différences? Si chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il n’y aurait point de mouvement communiqué; encore même faudrait-il que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque sens. Donner à la matière le mouvement par abstraction, c’est dire des mots qui ne signifient rien; et lui donner un mouvement déterminé, c’est supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les forces particulières, plus j’ai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments, je n’en puis pas même imaginer le combat, et le chaos de l’univers m’est plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le mécanisme du monde peut n’être pas intelligible à l’esprit humain; mais sitôt qu’un homme se mêle de l’expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent.

Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence: c’est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations d’un être actif et pensant: donc cet être existe. Où le voyez-vous exister? m’allez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.

Je juge de l’ordre du monde quoique j’en ignore la fin, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, d’étudier leur concours, leurs rapports, d’en remarquer le concert. J’ignore pourquoi l’univers existe; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié: je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon; mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres; j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir.

Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment intérieur; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage? À quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une suprême intelligence? Et que de sophismes ne faut-il point entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres? Qu’on me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances; que vous sert de me réduire au silence, si vous ne pouvez m’amener à la persuasion? Et comment m’ôterez-vous le sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré moi? Si les corps organisés se sont combinés fortuitement de mille manières avant de prendre des formes constantes, s’il s’est formé d’abord des estomacs sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes imparfaits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos regards? Pourquoi la nature s’est-elle enfin prescrit des lois auxquelles ellen’était pas d’abord assujettie? Je ne dois point être surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté de l’événement est compensée par la quantité des jets; j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caractères d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéidetout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de même nature que les éléments combinés, que l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet d’atomes, et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset.

J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature, qui montent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que le monde, qu’il n’aurait pas épuisé son sujet; et sitôt qu’on veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe, qui estl’harmonie et l’accord du tout. La seule génération des corps vivants et organisés est l’abîme de l’esprit humain; la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses espèces, afin qu’elles ne se confondissent pas, montre ses intentions avec la dernière évidence. Elle ne s’est pas contentée d’établir l’ordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien ne pût le troubler.

Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, à quelque égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour déduire toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement! Ceux qui nient l’unité d’intention qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux, de termes emblématiques; quoi qu’ils fassent, il m’est impossible de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés, que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent.

Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs? Et quelle est leur nature? Je n’en sais rien, etque m’importe. À mesure que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai de les acquérir; jusque-là je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison.

Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose. Que la matière soit éternelle ou créée, qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait point; toujours est-il certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je l’ai donné; il se dérobe également à mes sens et à mon entendement; plus j’y pense, plus je me confonds; je sais très certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même: je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas. J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien.

Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires, unhomme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant et sûr qu’il n’est pas fait pour les approfondir: car ce qu’il y a de plus injurieux à la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser.

Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquelsje conçois mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique; et, parmon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune àcelui de son existence individuelle? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?

Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne; je puis aimerle bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes! Ame abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles: ou plutôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.

Pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur d’aucun parti n’entraîne et qui n’aspire point à l’honneur d’être chef de secte, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce; et si j’avais choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que d’être homme ?

Cette réflexion m’enorgueillit moins qu’elle ne me touche; car cet état n’est point de mon choix, et il n’était pas dû au mérite d’un être qui n’existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui m’y a placé? De mon premier retour sur moi naît dans mon cœur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l’auteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante. J’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège, et d’aimer ce qui nous veut du bien?

Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère lesdivers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! Où est l’ordre que j’avais observé? Le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable! O sagesse, où sont tes lois? O Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde? Etre bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir? Je vois le mal sur la terre.

Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes réflexions et de ces contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit les sublimes idées de l’âme, qui n’avaient point jusque-là résulté de mes recherches? En méditant sur la nature de l’homme, j’y crus découvrir deux principes distincts, dont l’un l’élevait à l’étude des vérités éternelles, à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sage, et dont l’autre le ramenait bassement en lui-même, l’asservissait à l’empire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires je me disais: Non, l’homme n’est point un: je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre; je vois le bien, je l’aime, et je fais le mal; je suis actif quand j’écoute la raison, passif quand mes passions m’entraînent; et mon pire tourment quandje succombe est de sentir que j’ai pu résister.

Jeune homme, écoutez avec confiance, je serai toujours de bonne foi. Si la conscience est l’ouvrage des préjugés, j’ai tort, sans doute, et il n’y a point de morale démontrée; mais si se préférer à tout estun penchant naturel à l’homme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est inné dans le cœur humain, que celui qui fait de l’homme un être simple lève ces contradictions, et je ne reconnais plus qu’une substance.

Vous remarquerez que, par ce motde substance, j’entends en général l’être doué de quelque qualité primitive, et abstraction faite de toutes modifications particulières ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, on nedoit admettre qu’une substance; mais s’il y en a qui s’excluent mutuellement, il y a autant de diverses substances qu’on peut faire de pareilles exclusions. Vous réfléchirez sur cela; pour moi, je n’ai besoin, quoi qu’en dise Locke, de connaître la matière que comme étendue et divisible, pour être assuré qu’elle ne peut penser; et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches pensent, il aura beau m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à l’homme.

Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument à corde, dont je fais sonner l’unisson par un autre instrument caché: le sourd voit frémir la corde; je lui dis: C’est le son qui fait cela. Point du tout, répond-il; la cause du frémissement de la corde est en elle-même; c’est une qualité commune à tous les corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémissement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais, parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer cela par vos sons, dont je n’ai pas la moindre idée? C’est expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.

Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d’un ton difficile à méconnaître: Une machine ne pense point, il n’y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion: quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est pas assez grand pour toi: tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.

Nul être matériel n’est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur lequel les autres agissentet qui agit sur eux; cette action réciproque n’est pas douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes sens; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que ma volonté; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et que j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.

Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et l’entendement ne m’est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon tour quelle est la cause qui détermine mon jugement: car il est clair que ces deux causes n’en font qu’une; et si l’on comprend bien que l’homme est actif dans ses jugements, que son entendement n’est que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fierté n’est qu’un pouvoir semblable, ou dérivé de celui-là; il choisit le bon comme il a jugé le vrai; s’il juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté? C’est son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement? C’est sa faculté intelligente, c’est sa puissance de juger; la cause déterminante est en lui-même. Passé cela, je n’entends plus rien.

Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal; mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable, ou que j’estime tel, sans que rien d’étranger à moi me détermine. S’ensuit-il que je ne sois pas mon maître, parce que je ne suis pas le maître d’être un autre que moi ?

Le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce n’est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité. Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas d’un principe actif, c’est vraiment supposer des effets sans cause, c’est tomber dans le cercle vicieux. Ou il n’y a point de première impulsion, outoute première impulsion n’a nulle cause antérieure, et il n’y a point de véritable volonté sans liberté. L’homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon troisième article de foi. De ces trois premiersvous déduirez aisément tous les autres, sans que je continue à les compter.

Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l’homme, en abusant de la liberté qu’elle lui donne; mais elle ne l’empêche pas de le faire, soit que de la part d’un être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit qu’elle ne pût l’empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l’a fait libre afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix. Elle l’amis en état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle l’a doué; mais elle a tellement borné ses forces, que l’abus de la liberté qu’elle lui laisse ne peut troubler l’ordre général. Le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce humaine elle-même ne se conserve malgré qu’elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même; c’est pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-même? Pouvait-elle mettre de la contradiction dans notre nature et donner le prix d’avoir bien fait à qui n’eut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empêcher l’homme d’être méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux comme toi.

C’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible. N’est-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps n’est-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir? La mort. . . Les méchants n’empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre? La mort est le re-mède aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans pas-sions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable: dès lors elle n’est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d’être ce que nous sommes, nous n’aurions point à déplorer notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s’attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir par des remèdes; au mal qu’on sent on ajoute celui qu’on craint; la prévoyance de la mort la rend horrible et l’accélère; plus on la veut fuir, plus on la sent; et l’on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux qu’on s’est faits en l’offensant.

Homme, ne cherche plus l’auteur du mal; cet auteur, c’est toi-même. Il n’existe point d’autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l’un et l’autre te vient detoi. Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il sel’est donné. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien.

Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est inséparable de la bonté; or la bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l’acte perpétuel de la puissance; elle n’agit point sur ce qui n’est pas; Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait lui-même; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bonté, et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.

Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être. Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme: Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous quand cette attente est frustrée! La conscience s’élève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: Tu m’as trompé !

Je t’ai trompé, téméraire! et qui te l’a dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé d’exister? O Brutus, ô mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu: La vertu n’est rien,quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu vas mourir, penses-tu: non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis.

On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé de payer leur vertu d’avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après qu’ils l’ont parcourue.

Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde, cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais: Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort. J’aurais, à la vérité, l’embarras de me demander où est l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible est détruit. Cettequestion n’est plus une difficulté pour moi, sitôt que j’ai reconnu deux substances. Il est très simple que, durant ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du corps et de l’âme est rompue, je conçois que l’un peut se dissoudre, et l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entraînerait-elle la destruction de l’autre? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étaient, par leur union, dans un état violent; et quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel: la substance active et vivante regagne toute la force qu’elle employait à mouvoir la substance passive et morte. Hélas! je le sens trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps.

Mais quelle est cette vie? et l’âme est-elle immortelle par sa nature? Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes: tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que puis-je nier, affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je crois que l’âme survit au corps assez pour le maintien de l’ordre: qui sait si c’est assez pour durer toujours? Toutefois je conçois comment le corps s’use et se détruit par la division des parties: mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l’être pensant; et n’imaginant point comment il peut mourir, je présume qu’il ne meurt pas. Puisque cette présomption me console et n’a rien de déraisonnable, pourquoi craindrais-je de m’y livrer ?

Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par la pensée, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence; je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas. Ce que je sais bien, c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que, pour être le même en effet, il faut que je me souvienne d’avoir été. Or, je ne saurais me rappeler, après ma mort, ce que j’ai été durant ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que j’ai senti, par conséquent ce que j’ai fait; et je ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité des bons et le tourment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgrâces qu’attire l’exercice des vertus, empêchent d’en sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de l’Etre suprême et des vérités éternelles dont il est la source, quand la beauté de l’ordre frappera toutes les puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire, c’est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son empire, c’est alors que la volupté pure qui naît du contentement de soi-même, et le regret amer de s’être avili, distingueront par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé.

Ne me demandez point, ô mon bon ami, s’il y aura d’autres sources de bonheur et de peines; je l’ignore; et c’est assez de celles que j’imagine pour me consoler de cette vie, et m’en faire espérer une autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel autre bien peut attendre un être excellent que d’exister selon sa nature? Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur, l’auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir; et que, n’ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils n’ont pas trompé leur destination par leur faute: ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de l’homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable de l’essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observées, et Dieu constant à lui-même. Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants seront éternels; je l’ignore encore, et n’ai point la vaine curiosité d’éclaircir des questions inutiles. Que m’importe ce que deviendront les méchants? Je prends peu d’intérêt à leur sort. Toutefois j’ai peine à croire qu’ils soient condamnés à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations! êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à punir les crimes qui les ont attirés. C’est dans vos cœurs insatiables, rongés d’envie, d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie? il est dès celle-ci dans le cœur des méchants.

Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien; et quiconque cesse d’être méchant peut-il être à jamais misérable? Voilà ce que j’ai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-dessus. O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les adore; si tu punis les méchants, j’anéantis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent s’éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend tous également un jour, je t’en loue. Le méchant n’est-il pas mon frère? Combien de fois j’ai été tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui l’accompagne; qu’il soit heureux ainsi que moi: loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter au mien.

C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses œuvres, et l’étudiant par ceux de ses attributs qu’il m’importait de connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés l’idée, d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. À mesure que j’approcheen esprit de l’éternelle lumière, son éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit le monde n’est plus le monde même: j’élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c’est elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante et active qui régit les corps animés; quand j’entends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne contre cet avilissement de l’essence divine; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature; comme si Dieu n’était pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, l’activité, la volonté, la liberté, l’être! Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. S’il a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de création me confond et passe ma portée: je la crois autant que je la puis concevoir; mais je sais qu’il a formé l’univers et tout ce qui existe, qu’il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser l’idée de l’éternité? Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c’est qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il serait même au delà, si tout devait finir un jour. Qu’un êtreque je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur et incompréhensible; mais que l’être et le néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre, c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.

Dieu est intelligent; mais comment l’est-il? l’homme est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelligence n’a pas besoin de raisonner; il n’y a pour elle ni prémisses ni conséquences, il n’y a pas même de proposition: elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes les vérités ne sont pour elle qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-même. Dieu peut parce qu’il veut; sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon; rien n’est plus manifeste: mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté; l’injustice des hommes est leur œuvre et non pas la sienne; le désordre moral, qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander compte à chacun de ce qu’il lui a donné.

Que si je viens à découvrir successivement ces attributs dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des conséquences forcées, c’est par le bon usage de ma raison; mais je les affirme sans les comprendre, et, dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau me dire: Dieu est ainsi, je le sens, je me le prouve; je n’en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi.

Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois; mais elle est, cela me suffit; moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis: Etre des êtres, je suis parce que tu es; c’estm’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi: c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.

Après avoir ainsi, de l’impression desobjets sensibles et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités qu’il m’importait de connaître, il me reste à chercher quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé. En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire: tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal: le meilleur de tous les casuistes est la conscience; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même: cependant combien de fois la voix intérieure nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs; l’être actif obéit, l’être passif commande. La conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent? et alors lequel faut-il écouter? Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser; mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de l’homme:elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer. Ce point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que j’allais l’interrompre: souffrez que je m’arrête un peu plus à l’éclaircir.

Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien soit bien, il doit l’être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, et le premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre nature, l’homme ne saurait être sain d’esprit ni bien constitué qu’autant qu’il est bon. Si elle ne l’est pas, et que l’homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en luiqu’un vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un animal aussi dépravé qu’un loup pitoyable; et la vertu seule nous laisserait des remords.

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes? Tous nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt: et, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines: et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant? Otez de nos cœurscet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme étroite ces sentiments délicieux; celui qui, à force de se concentrer au dedans de lui, vient à bout de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports, son cœur glacé ne palpite plus dejoie; un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux; il ne jouit plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est déjà mort.

Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite; dans tout le reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on dans une rue ou sur un chemin quelque acte de violence et d’injustice; à l’instant un mouvement de colère et d’indignation s’élève au fond du cœur, et nous porte à prendre la défense de l’opprimé: mais un devoir plus puissant nous retient, et les lois nous ôtent le droit de protéger l’innocence. Au contraire, si quelque acte de clémence ou de générosité frappe nos yeux, quelle admiration, quel amour il nous inspire! Qui est-ce qui ne se dit pas: J’en voudrais avoir fait autant? Il nous importe sûrement fort peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans; et cependant le même intérêt nous af-fecte dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina? ai-je peur d’être sa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s’il était mon contemporain? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont méchants. Non seulement nous voulons être heureux,nous voulons aussi le bonheur d’autrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente. Enfin l’on a, malgré soi, pitié des infortunés; quand on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant; souvent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre encore la nudité du pauvre; et le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance.

On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas! qui de nous n’entendit jamais cette importune voix? On parle par expérience; et l’on voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment. Obéissons à la nature, nous connaîtrons avec quelle douceur elle règne, et quel charme on trouve, après l’avoir écoutée, à se rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se craint et se fuit; il s’égaye en se jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objetqui l’amuse; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la sérénité du juste est intérieure; son ris n’est point de malignité, mais de joie; il en porte la source en lui-même; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle; il ne tire pas son consentement de ceux qui l’approchent, il le leur communique.

Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains etbizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. L’ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu’on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui n’offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice, armé d’une autorité sacrée, descendait en vain du séjour éternel, l’instinct moral le repoussait du cœur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate; la chaste Lucrèce adorait l’impudique Vénus; l’intrépide Romain sacrifiait à la Peur; il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.

Il est donc au fonddes âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonne ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.

Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des prétendus sages: Erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus: cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l’osent rejeter; et, contre l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls; comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres? Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d’accord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.

Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt. Mais d’où vient donc que le juste y concourt àson préjudice? Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt? Sans doute nul n’agit que pour son bien; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’intérêt propre que les actions des méchants. Il est même à croirequ’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable philosophie que celle où l’on serait embarrassé des actions vertueuses; où l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant des intentions basses et des motifs sans vertu;où l’on serait forcé d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que celle de la raison, s’élèveraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans l’excuse de l’être de bonne foi.

Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre cœur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.

Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels; car nous sentons avant de connaître; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutesnos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.

Exister pour nous, c’est sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la causede notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature; et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer: l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer: c’est ce sentiment qui est inné.

Je ne crois donc pas, mon ami, qu’il soit impossible d’expliquer par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience, indépendant de la raison même. Et quand cela serait impossible, encore ne serait-il pas nécessaire: car, puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain ne prouvent point qu’il n’existe pas, mais se contentent de l’affirmer; quand nous affirmons qu’il existe, nous sommes tout aussi bien fondés qu’eux, et nous avons de plus le témoignage intérieur, et la voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les premières lueurs du jugement nous éblouissent et confondent d’abord les objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux se rouvrent, se raffermissent; et bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux lumières de la raison, tels que nous les montrait d’abord la nature: ou plutôt soyons plus simples et moins vains; bornons-nous aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-mêmes, puisque c’est toujours à eux que l’étude nous ramène quand elle ne nous a point égarés.

Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.

Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie: nous pouvons être hommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n’est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S’il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l’entendent? Eh! c’est qu’il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit l’épouvantent: les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux: leur voix bruyante étouffe la sienne et l’empêche de se faire entendre; le fanatisme ose la contre-faire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d’être éconduite; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûta de la bannir.

Combien de fois je me suis lassé dans mes recherchesde la froideur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et l’ennui, versant leur poison sur mes premières méditations, me les rendirent insupportables? Mon cœur aride ne donnait qu’un zèle languissant et tiède à l’amour de la vérité. Je me disais: Pourquoi me tourmenter à chercher ce qui n’est pas? Le bien moral n’est qu’une chimère; il n’y a rien de bon que les plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de l’âme, qu’il est difficile de le reprendre! Qu’il est plusdifficile encore de le prendre quand on ne l’a jamais eu! S’il existait un homme assez misérable pour n’avoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir le rendît content de lui-même et bien aise d’avoir vécu, cet homme serait incapable de jamais se connaître; et, faute de sentir quelle bonté convient à sa nature, il resterait méchant par force et serait éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu’il y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé pour n’avoir jamais livré son cœur à la tentation de bien faire? Cette tentation est si naturelle et si douce, qu’il est impossible de lui résister toujours; et le souvenir du plaisir qu’elle a produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheureusement elle est d’abord pénible à satisfaire;on a mille raisons pour se refuser au penchant de son cœur; la fausse prudence le resserre dans les bornes du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir. Se plaire à bien faire est le prix d’avoir bien fait, et ce prix ne s’obtient qu’après l’avoir mérité. Rien n’est plus aimable que la vertu; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand on la veut embrasser, semblable au Protée de la fable, elle prend d’abord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne qu’à ceux qui n’ont point lâché prise.

Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient pour l’intérêt commun, et par ma raison qui rapportait tout à moi, j’aurais flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal, aimant le bien, et toujours contraire à moi-même, si de nouvelles lumières n’eussent éclairé mon cœur, si la vérité, qui fixa mes opinions, n’eût encore assuré ma conduite et ne m’eût mis d’accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est l’amour de l’ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l’emporter en moi sur celui de mon bien-être? Qu’ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est l’amour de l’ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses; l’autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé.

O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité des opinions humaines et goûté l’amertume des passions, on trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix des travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a désespéré! Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon cœur par l’injustice des hommes, s’y retracent au nom de l’éternelle justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que l’ouvrage et l’instrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes et par le bon usage de ma liberté: j’acquiesce à l’ordre qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d’y trouver ma félicité; car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bien? En proie à la douleur, je la supporte avec patience, en songeant qu’elle est passagère et qu’elle vient d’un corps qui n’est point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin, je sais qu’elle est vue, et je prends acte pour l’autre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis: l’Etre juste qui régit tout saura bien m’en dédommager, les besoins de mon corps, les misères de ma vie me rendent l’idée de la mort plus supportable. Ce seront autant de liens de moins à rompre quand il faudra tout quitter.

Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et enchaînée à ce corps qui l’asservit et la gêne? Je n’en sais rien: suis-je entré dans les décrets de Dieu? Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures. Je me dis: Si l’espritde l’homme fût resté libre et pur, quel mérite aurait-il d’aimer et suivre l’ordre qu’il verrait établi et qu’il n’aurait nul intérêt à troubler? Il serait heureux, il est vrai; mais il manquerait à son bonheur le degré le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi; il ne serait que comme les anges; et sans doute l’homme vertueux sera plus qu’eux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants qu’incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite l’âme à rapporter tout à lui, et lui donne un intérêt contraire à l’ordre général, qu’elle est pourtant capable de voir et d’aimer; c’est alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite et la récompense, et qu’elle se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions terrestres et se maintenant dans sa première volonté.

Que si, même dans l’état d’abaissement où nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légitimes; si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’être subjugués par eux? pourquoi reprochons-nous à l’auteur des choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre nous-mêmes? Ah! ne gâtons point l’homme; il sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sansremords. Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants: comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage; que leur première dépravation vient de leur volonté; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles? Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. O que nous resterions aisément maîtres de nous etde nos passions, même durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises, lorsque notre esprit commence à s’ouvrir, nous savions l’occuper des objets qu’il doit connaître pour apprécier ceux qu’il ne connaît pas; si nous voulions sincèrement nous éclairer, non pour briller aux yeux des autres, mais pour être bons et sages selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs! Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible, parce que nous n’y songeons que déjà corrompu par le vice, déjà livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre estime avant de connaître le bien et le mal; et puis, rapportant tout à cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste valeur.

Il est un âge où le cœur, libre encore, maisardent, inquiet, avide du bonheur qu’il ne connaît pas, le cherche avec une curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur sa vaine image, et croit le trouver où il n’est point. Ces illusions ont duré trop longtemps pour moi. Hélas! je les ai trop tard connues, et n’ai pu tout à fait les détruire: elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire, elles ne m’abusent pas; je les connais pour ce qu’elles sont; en les suivant je les méprise; loin d’y voir l’objet de mon bonheur, j’y vois son obstacle. J’aspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moisans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme presque étrangère à mon être, et que tout le vrai bien que j’en peux retirer dépend de moi.

Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à cet état de bonheur, de force et de liberté, je m’exerceaux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sasagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi? Non, ce vœu téméraire mériterait d’être plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire: pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné? Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse; je le fais parce que je le veux: lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre et que j’en recueille le salaire; n’être pas content de mon état, c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce qui est, c’est vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais, j’acquiesce à ta bonté; je crois partager d’avance la suprême félicité qui en est le prix.

Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose que je lui demande, ou plutôt que j’attends de sa justice, est de redresser mon erreur si je m’égare et si cette erreur m’est dangereuse. Pour être de bonne foi je ne me crois pas infaillible: mes opinions qui me semblent les plus vraies sont peut-être autant de mensonges; car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien d’hommes sont d’accord en tout? L’illusion qui m’abuse a beau me venir de moi, c’est lui seul qui m’en peut guérir. J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre à la vérité; mais sa source est trop élevée: quand les forces me manquent pour aller plus loin, de quoi puis-je être coupable? c’est à elle à s’approcher.

Le bon prêtre avait parlé avec véhémence; il était ému, je l’étais aussi. Je croyais entendre le divin Orphée chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes le culte des dieux. Cependant je voyais des foules d’objections à lui faire: je n’en fis pas une, parce qu’elles étaient moins solides qu’embarrassantes, et que la persuasion était pour lui. À mesure qu’il me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce qu’il m’avait dit.

Les sentiments que vous venez de m’exposer, lui dis-je, me paraissent plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que par ce que vous dites croire. J’y vois, à peu de chose près, le théisme ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent de confondre avec l’athéisme ou l’irréligion, qui est la doctrine directement opposée. Mais, dans l’état actuel de ma foi, j’ai plus à remonter qu’à descendre pour adopter vos opinions, et je trouve difficile de rester précisément au point où vous êtes, à moins d’être aussi sage que vous. Pour être au moins aussi sincère, je veux consulter avec moi. C’est le sentiment intérieur qui doit me conduire à votre exemple; et vous m’avez appris vous-même qu’après lui avoir longtemps imposé silence, le rappeler n’est pas l’affaire d’un moment. J’emporte vos discours dans mon cœur, il faut que je les médite. Si, après m’être bien consulté, j’en demeure aussi convaincu que vous, vous serez mon dernier apôtre, et je serai votre prosélyte jusqu’à la mort. Continuez cependant à m’instruire, vous ne m’avez dit que la moitié de ce que je dois savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures, de ces dogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance, sans pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les admettre ni les rejeter.

Oui, mon enfant, dit-il en m’embrassant, j’achèverai de vous dire ce que je pense; je ne veux point vous ouvrir mon cœur à demi: mais le désir que vous me témoignez était nécessaire pour m’autoriser à n’avoir aucune réserve avec vous. Je ne vous ai rien dit jusqu’ici que je ne crusse pouvoir vous être utile et dont je ne fusse intimement persuadé. L’examen qui me reste à faire est bien différent; je n’y vois qu’embarras, mystère, obscurité; je n’y porte qu’incertitude et défiance. Je ne me détermine qu’en tremblant et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos sentiments étaient plus stables, j’hésiterais de vous exposer les miens; mais, dans l’état où vous êtes, vous gagnerez à penser comme moi. Au reste, ne donnez à mes discours que l’autorité de la raison; j’ignore si je suis dans l’erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais souvenez-vous qu’ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter. Cherchez la vérité vous-même: pour moi, je ne vous promets que de la bonne foi.

Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelle: il est bien étrange qu’il en faille une autre. Par où connaîtrai-je cette nécessité? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières qu’il donne à mon esprit et selon les sentiments qu’il inspire à mon cœur? Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l’homme et honorable à son auteur puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin d’éclaircir les notions du grand Etre, jevois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir, ils les avilissent; qu’aux mystères inconcevables qui l’environnent ils ajoutent des contradictions absurdes; qu’ils rendent l’homme orgueilleux, intolérant, cruel; qu’au lieu d’établir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je n’y vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain.

On me dit qu’il fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres qu’ils ont institués, et l’on ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre.

Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point était-il donc si important qu’il fallût tout l’appareil de la puissance divine pour l’établir? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du cœur; et celui-là, quand il est sincère, est toujoursuniforme. C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes ses génuflexions. Eh! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité: ce devoir est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s’il doit être uniforme pour le bon ordre, c’est purementune affaire de police; il ne faut point de révélation pour cela.

Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraîné par les préjugés de l’éducation et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusqu’au grand Etre, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à moi. Je rapprochais les rapports infiniment éloignés qu’il a mis entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus immédiates, des instructions plus particulières; et non content de faire Dieu semblable à l’homme, pour être privilégié moi-même parmi mes semblables, je voulais des lumières surnaturelles; je voulais un culte exclusif; je voulais que Dieu m’eût dit ce qu’il n’avait pas dit à d’autres, ou ce que d’autres n’auraient pas entendu comme moi.

Regardant le point où j’étais parvenu comme le point commun d’où partaient tous les croyants pour arriver à un culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la religion naturelle que les éléments de toute religion. Je considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la terre et qui s’accusent mutuellement de mensonge et d’erreur; je demandais: Quelle est la bonne? Chacun me répondait: C’est la mienne; chacun disait: Moi seul et mes partisans pensons juste; tous les autres sont dans l’erreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne? Parce que Dieu l’a dit. Et qui vous dit que Dieu l’a dit? Mon pasteur, qui le sait bien. Mon pasteur me dit d’ainsi croire, et ainsi je crois: il m’assure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne les écoute pas.

Quoi ! pensais-je, la vérité n’est-elle pas une? et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez vous? Si la méthode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui s’égare est la même, quel mérite ou quel tort a l’un de plus que l’autre? Leur choix est l’effet du hasard; le leur imputer est iniquité, c’est récompenser ou punir pour être né dans tel ou tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, c’est outrager sa justice.

Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu, ou, s’il en est une qu’il prescrive aux hommes, et qu’il les punisse de méconnaître, il lui a donné des signes certains et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux, également sensibles à tous les hommes, grands et petits, savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains, Sauvages. S’il était une religion sur la terre hors de laquelle il n’y eût que peine éternelle, et qu’en quelque lieu du monde un seul mortel de bonne foi n’eût pas été frappé de son évidence, le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans.

Cherchons-nous donc sincèrement la vérité? Ne donnons rien au droit de la naissance et à l’autorité des pères et des pasteurs, mais rappelons à l’examen de la conscience et de la raison tout ce qu’ils nous ont appris dès notre enfance. Ils ont beau me crier: Soumets ta raison; autant m’en peut dire celui qui me trompe: il me faut des raisons pour soumettre ma raison.

Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même par l’inspection de l’univers, et par le bon usage de mes facultés, se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en savoir davantage, il faut recourir à des moyens extraordinaires. Ces moyens ne sauraient être l’autorité des hommes; car, nul homme n’étant d’une autre espèce que moi, tout ce qu’un homme connaît naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce qu’il dit, ce n’est pas parce qu’il le dit, mais parce qu’il le prouve. Le témoignage des hommes n’est donc au fond que celui de ma raison même, et n’ajoute rien aux moyens naturels que Dieu m’a donnés de connaître la vérité.

Apôtre de la vérité, qu’avez-vous donc à me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-même a parlé: écoutez sa révélation. C’est autre chose. Dieu a parlé! voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc n’en ai-je rien entendu? Il a chargé d’autres hommes de vous rendre sa parole. J’entends! ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J’aimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et j’aurais été à l’abri de la séduction. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes qui les attestent. Quoi! toujours des témoignages humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté! que d’hommes entre Dieu et moi! Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions. O si Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail, l’en aurais-je servi de moins bon cœur?

Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé; de quelle immense érudition j’ai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner, peser, confronter les prophéties, les révélations,les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions! Quelle justesse de critique m’est nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des pièces supposées; pourcomparer les objections aux réponses, les traductions aux originaux; pour juger de l’impartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières; pour savoir si l’on n’a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié; pour lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre eux; si ces allégations leur ont été connues; s’ils en ont fait assez de cas pour daigner y répondre; si les livres étaient assez communspour que les nôtres leur parvinssent; si nous avons été d’assez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles qu’ils les avaient faites.

Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités éventives, pour juger quelle prédiction ne peut s’accomplir sans miracle; le génie des langues originales pour distinguer ce qui est prédiction dans ces langues, et ce qui n’est que figure oratoire; quels faits sont dans l’ordre de la nature, et quels autres faits n’y sont pas; pour dire jusqu’à quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut étonner même les gens éclairés; chercher de quelle espèce doit être un prodige, et quelle authenticité il doit avoir, non seulement pour être cru, mais pour qu’on soit punissable d’en douter; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver les règles sûres pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand besoin d’attestation, comme s’il se jouait de la crédulité des hommes, et qu’il évitât à dessein les vrais moyens de les persuader.

Supposons que lamajesté divine daigne s’abaisser assez pour rendre un homme l’organe de ses volontés sacrées; est-il raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour tel? Y a-t-il de l’équité à ne lui donner, pour toutes lettres de créance, que quelques signes particulier faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien que par ouï-dire? Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que d’événements naturels; et le plus grand de tous les miracles serait que là où il y a des fanatiques persécutés, il n’y eût point de miracles. C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage main qui la régit; s’il arrivait beaucoup d’exceptions, je ne saurais plus qu’en penser; et pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui.

Qu’un homme vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce la volonté du Très-Haut; reconnaissez à ma voix celui qui m’envoie; j’ordonne au soleil de changer sa course, aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s’aplanir, aux flots des’élever, à la terre de prendre un autre aspect. À ces merveilles, qui ne reconnaîtra pas à l’instant le maître de la nature! Elle n’obéit point aux imposteurs; leurs miracles se font dans des carrefours, dans des déserts, dans des chambres; et c’est là qu’ils ont bon marché d’un petit nombre de spectateurs déjà disposés à tout croire. Qui est-ce qui m’osera dire combien il faut de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi? Si vos miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-mêmes besoin d’être prouvés, de quoi servent-ils? autant valait n’en point faire.

Reste enfin l’examen le plus important dans la doctrine annoncée; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux attestés, nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant; et puisque les magiciens de Pharaon osaient, en présence même de Moïse, faire les mêmes signes qu’il faisait par l’ordre exprès de Dieu, pourquoi, dans son absence, n’eussent-ils pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité? Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l’œuvre du démon pour l’œuvre de Dieu. Que pensez-vous de ce diallèle?

Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré caractère de la Divinité; non seulement elle doit nous éclaircir les idées confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit, mais elle doit aussi nous proposer un culte, une morale et des maximes convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son essence. Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes et sans raison, si elle ne nous inspirait que des sentiments d’aversion pour nos semblables et de frayeur pour nous-mêmes, si elle ne nous peignait qu’un Dieu colère, jaloux, vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu de la guerre et des combats, toujours prêt à détruire et foudroyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se vantant de punir même les innocents, mon cœur ne serait point attiré vers ce Dieu terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle pour embrasser celle-là; car vous voyez bien qu’il faudrait nécessairement opter. Votre Dieu n’est pas le nôtre, dirais-je à ses sectateurs. Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain, n’est pas le père commun des hommes; celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures n’est pas le Dieu clément et bon que ma raison m’a montré.

À l’égard des dogmes, elle me dit qu’ils doivent être clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si la religion naturelle est insuffisante, c’est par l’obscurité qu’elle laisse dans les grandes vérités qu’elle nous enseigne: c’est à la révélation de nous enseigner ces vérités d’une manière sensible à l’esprit de l’homme, de les mettre à sa portée, de les lui faire concevoir, afin qu’il les croie. La foi s’assure et s’affermit par l’entendement; la meilleure de toutes les religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge de mystères, de contradictions le culte qu’il me prêche, m’apprend par cela même à m’en défier. Le Dieu que j’adore n’est point un Dieu de ténèbres, il ne m’a point doué d’un entendement pour m’en interdire l’usage: me dire de soumettre ma raison, c’est outrager son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point ma raison, il l’éclaire.

Nous avons mis à part toute autorité humaine; et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut convaincre un autre en lui prêchant une doctrine déraisonnable. Mettons un moment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce qu’ils pourront se dire dans cette âpreté de langage ordinaire aux deux partis.

L’inspiré : La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais moi je vous apprends, de la part de Dieu, que c’est la partie qui est plus grande que le tout.

Le raisonneur : Et qui êtes-vous pour m’oser dire que Dieu se contredit? et à qui croirai-je par préférence, de lui qui m’apprend par la raison les vérités éternelles, oude vous qui m’annoncez de sa part une absurdité?

L’inspiré : À moi, car mon instruction est plus positive; et je vais vous prouver invinciblement que c’est lui qui m’envoie.

Le raisonneur : Comment? vous me prouverez que c’est Dieu qui vous envoie déposer contre lui? Et de quel genre seront vos preuves pour me convaincre qu’il est plus certain que Dieu me parle par votre bouche que par l’entendement qu’il m’a donné ?

L’inspiré : L’entendement qu’il vous a donné! Homme petit et vain! comme si vous étiez le premier impie qui s’égare dans sa raison corrompue par le péché !

Le raisonneur : Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le premier fourbe qui donne son arrogance pour preuve de sa mission.

L’inspiré : Quoi! les philosophes disent aussi des injures!

Le raisonneur : Quelquefois, quand les saints leur en donnent l’exemple.

L’inspiré : Oh! moi, j’ai le droit d’en dire, je parle de la part de Dieu.

Le raisonneur : Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos privilèges.

L’inspiré : Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux déposeront pour moi Suivez bien mes raisonnements je vous prie.

Le raisonneur : Vos raisonnements! vous n’y pensez pas. M’apprendre que ma raison me trompe, n’est-ce pas réfuter ce qu’elle m’aura dit pour vous? Quiconque veut récuser la raison doit convaincre sans servir d’elle. Car, supposons qu’en raisonnant vous m’ayez convaincu; comment saurai-je si ce n’est point ma raison corrompue par le péché qui me fait acquiescer à ce que vous me dites? D’ailleurs, quelle preuve, quelle démonstration pourrez-vous jamais employer plus évidente que l’axiome qu’elle doit détruire? Il est tout aussi croyable qu’un bon syllogisme est un mensonge, qu’il l’est que la partie est plus grande que le tout.

L’inspiré : Quelle différence! Mes preuves sont sans réplique; elles sont d’un ordre surnaturel.

Le raisonneur : Surnaturel! Que signifie ce mot? Je ne l’entends pas.

L’inspiré : Des changements dans l’ordre de la nature, des prophéties, des miracles, des prodiges de toute espèce.

Le raisonneur : Des prodiges! des miracles! Je n’ai jamais rien vu de tout cela.

L’inspiré : D’autres l’ont vu pour vous. Des nuées de témoins... le témoignage des peuples...

Le raisonneur : Le témoignage des peuples est-il d’un ordre surnaturel?

L’inspiré : Non; mais quandil est unanime, il est incontestable.

Le raisonneur : Il n’y a rien de plus incontestable que les principes de la raison, et l’on ne peut autoriser une absurdité sur le témoignage des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car l’attestation du genre humain n’en est pas une.

L’inspiré : O cœur endurci! la grâce ne vous parle point.

Le raisonneur : Ce n’est pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir déjà reçu la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à me parler au lieu d’elle.

L’inspiré : Ah! c’est ce que je fais, et vous ne m’écoutez pas. Mais que dites-vous des prophéties ?

Le raisonneur : Je dis premièrement que je n’ai pas plus entendu de prophéties que je n’ai vu de miracles. Je dis de plus qu’aucune prophétie ne saurait faire autorité pour moi.

L’inspiré : Satellite du démon! et pourquoi les prophéties ne font-elles pas autorité pour vous?

Le raisonneur : Parce que, pour qu’elles la fissent, il faudrait trois choses dont le concours est impossible; savoir que j’eusse été témoin de la prophétie, que je fusse témoin de l’événement, et qu’il me fût démontré que cet événement n’a pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût-elle plus précise, plus claire, plus lumineuse qu’un axiome de géométrie, puisque la clarté d’une prédictionfaite au hasard n’en rend pas l’accomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu, ne prouve rien à la rigueur pour celui qui l’a prédit.

Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues preuves surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. À croire tout cela sur la foi d’autrui, et à soumettre à l’autorité des hommes l’autorité de Dieu parlant à ma raison. Si les vérités éternelles que mon esprit conçoit pouvaient souffrir quelque atteinte, il n’y aurait plus pour moi nulle espèce de certitude; et, loin d’être sûr que vous me parlez de la part de Dieu, je ne serais pas même assuré qu’il existe.

Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce n’est pas tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et s’excluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est qu’une le soit. Pour la reconnaître il ne suffit pas d’en examiner une, il faut les examiner toutes; et, dans quelque matière que ce soit, on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections aux preuves; ilfaut savoir ce que chacun oppose aux autres, et ce qu’il leur répond. Plus un sentiment nous paraît démontré, plus nous devons chercher sur quoi tant d’hommes se fondent pour ne pas le trouver tel. Il faudrait être bien simple pour croire qu’il suffit d’entendre les docteurs de son parti pour s’instruire des raisons du parti contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne foi? Où sont ceux qui, pour réfuter les raisons de leurs adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son parti: mais tel au milieu des siens est tout fier de ses preuves qui ferait un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi des gens d’un autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres; quelle érudition il faut acquérir! que de langues ilfaut apprendre! que de bibliothèques il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera dans le choix? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis: quand on les trouverait, ils seraient bientôt réfutés. L’absent a toujours tort, et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent aisément les bonnes exposées avec mépris. D’ailleurs souvent rien n’est plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement les sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on répond aux protestants n’est point celle qu’on enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet ne ressemble guère aux instructions du prône. Pour bien juger d’une religion, il ne faut pas l’étudier dans les livres de ses sectateurs, il faut aller l’apprendre chez eux; celaest fort différent. Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font l’esprit de sa croyance, et qu’il y faut joindre pour en juger.

Combien de grands peuples n’impriment point de livres et ne lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous méprisent, et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque, pour nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays n’y a-t-il pas des gens sensés, des gens de bonne foi, d’honnêtes gens amis de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent qu’à la connaître? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve absurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants qu’ils nous semblent, ou la raison que nous trouvons dans les nôtres ne prouve rien.

Nous avons trois principales religions en Europe. L’une admet une seule révélation, l’autre en admet deux, l’autre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse d’aveuglement, d’endurcissement, d’opiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, s’il n’a premièrement bien pesé leurs preuves, bien écouté leurs raisons? Celle qui n’admet qu’une révélation est la plus ancienne, etparaît la plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît la plus conséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième, peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle, l’inconséquence saute aux yeux.

Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent ni l’hébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans n’entendent point l’arabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une manière bien simple d’instruire les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui m’assurera que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible qu’ils le soient? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interprète?

Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n’est à portée ni de ces livres, ni de gens qui les entendent soit puni d’une ignorance involontaire. Toujours des livres! quelle manie! Parce que l’Europe est pleine de livres, les Européens les regardent comme indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on n’en a jamais vu. Tous les livres n’ont-ils pas été écrits par des hommes? Comment donc l’homme en aurait-il besoin pour connaître ses devoirs? Et quels moyens avait-il de les connaître avant que ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de lui-même, ou il est dispensé de les savoir.

Nos catholiques font grand bruit de l’autorité de l’Eglise; mais que gagnent-ils à cela, s’il leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, qu’aux autres sectes pour établir directement leur doctrine? L’Eglise décide que l’Eglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos discussions.

Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le judaïsme allègue contre eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, c’est dans les livres des chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires! Mais comment faire? Si quelqu’un osait publier parmi nous des livres où l’on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous punirions l’auteur, l’éditeur, le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler.

Ceux d’entre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre discrétion; la tyrannie qu’on exerce envers eux les rend craintifs; ils savent combien peu l’injustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne: qu’oseront-ils dire sans s’exposer à nous faire crier au blasphème? L’avidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour n’avoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours lesplus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté l’on eût aussi bon marché d’eux? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins d’Amsterdam, il est tout aussi clair qu’elles n’y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, qu’ils n’aient un Etat libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire.

À Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous n’osons dire les nôtres; là c’est notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs qui n’y croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? sur quel principe équitable résoudrons-nous cette question?

Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans, ni Chrétiens; et combien de millions d’hommes n’ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On le nie; on soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bientôt dit. Mais vont-ils dans le cœur de l’Afrique encore inconnue, et où jamais Européen n’a pénétré jusqu’à présent? Vont-ils dans la Tartarie méditerranée suivre à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger n’approche, et qui, loin d’avoir ouï parler du pape, connaissent à peine le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de l’Amérique, où des nations entières ne savent pas encore que des peuples d’un autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont leurs manœuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des générations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus un zèle hypocrite pour s’emparer doucement de l’empire? Vont-ils dans les harems des princes de l’Asie annoncer l’Évangile à des milliers de pauvres esclaves? Qu’ont fait les femmes de cette partie du monde pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur prêcher la foi? Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses ?

Quand il serait vrai que l’Évangile est annoncé par toute la terre, qu’y gagnerait-on? la veille du jour que le premier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu’un qui n’a pu l’entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-là. N’y eût-il dans tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on n’aurait jamais prêché Jésus-Christ, l’objection serait aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.

Quand les ministres de l’Évangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification? Vous m’annoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à l’autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront point cru à ce mystère seront damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si vite sur la seule autorité d’un homme que je ne connais point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les événements dont il voulait m’obliger d’être instruit? Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner qu’il y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu et une ville de Jérusalem? Autant vaudrait m’obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l’apprendre; mais pourquoi n’êtes-vous pas venu l’apprendre à mon père? ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su? Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à ma place: voyez si je dois, sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables que vous me dites, et concilier tant d’injustices avec le Dieu juste que vous m’annoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain où s’opérèrent tant de merveilles inouïes dans celui-ci, que j’aille savoir pourquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler que par vous? Vous ajoutez qu’ils ont été punis, dispersés, opprimés, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la même ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela; mais les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.

Quoi! dans cette même ville où Dieu est mort, les anciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et vous voulez que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après à deux mille lieues de là! Ne voyez-vous pas qu’avant que j’ajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par d’autres que vous quand et par qui il a été fait, comment il s’est conservé, comment il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent, quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous m’apprenez? Vous sentez bien qu’il faut nécessairement que j’aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même: il faudrait que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.

Non seulement ce discours me paraît raisonnable, mais je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification des preuves, veut se dépêcher de l’instruire et de le baptiser. Or, je soutiens qu’il n’y a pas de révélation contre laquelle les mêmes objections n’aient autant et plus de force que contre le christianisme. D’où il suit que s’il n’y a qu’une religion véritable, et que tout homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation, il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où elles sont établies. Nul n’est exempt du premier devoir de l’homme, nul n’a droit de se fier au jugement d’autrui. L’artisan qui ne vit que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide, l’infirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, parcourir le monde: il n’y aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes les cultes divers qu’on y suit. Alors, adieu les métiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus y avoir d’autre étude que celle de la religion: à grand’peine celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus d’années, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi s’en tenir; et ce sera beaucoup s’il apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.

Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la moindre prise à l’autorité des hommes? À l’instant vous lui rendez tout; et si le fils d’un Chrétien fait bien de suivre, sans un examen profond et impartial, la religion de son père, pourquoi le fils d’un Turc ferait-il mal de suivre de même la religion du sien? Je défie tous les intolérants de répondre à cela rien qui contente un homme sensé.

Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir les innocents du péché de leur père, que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent d’affaire en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance invincible, aurait vécu moralement bien. La belle invention que cet ange! Non contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent Dieu lui-même dans la nécessité d’en employer.

Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent l’orgueil et l’intolérance, quand chacun veut abonder dans son sens, et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends à témoin ce Dieu de paix que j’adore et que je vous annonce, que toutes mes recherches ont été sincères; mais voyant qu’elles étaient, qu’elles seraient toujours sans succès, et que je m’abîmais dans un océan sans rives, je suis revenu sur mes pas, et j’ai resserré ma foi dans mes notions primitives. Je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer, d’être savant. J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et adorer son divin auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits. Quand je serais né dans une île déserte, quand je n’aurais point vu d’autre homme que moi, quand je n’aurais jamais appris ce qui s’est fait anciennement dans un coin du monde; si j’exerce ma raison, si je la cultive, si j’use bien des facultés immédiates que Dieu me donne, j’apprendrai de moi-même à le connaître, à l’aimer, à aimer ses œuvres, à vouloir le bien qu’il veut, et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Qu’est-ce que tout le savoir des hommes m’apprendra de plus?

À l’égard de la révélation, si j’étais meilleur raisonneur ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa vérité, son utilité pour ceux qui ont le bonheur de la reconnaître;mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis résoudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que, ne sachant à quoi me déterminer, je ne l’admets ni ne la rejette; je rejette seulement l’obligation de la reconnaître, parce que cette obligation prétendue est incompatible avec la justice de Dieu, et que, loin de lever par là les obstacles au salut, il les eût multipliés, il les eût rendus insurmontables pour la grande partie du genre humain. À cela près, je reste sur ce point dans un doute respectueux. Je n’ai pas la présomption de me croire infaillible: d’autres hommes ont pu décider ce qui me semble indécis; je raisonne pour moi et non pas pour eux; je ne les blâme nine les imite: leur jugement peut être meilleur que le mien; mais il n’y a pas de ma faute si ce n’est pas le mien.

Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures m’étonne, que la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe: qu’ils sont petits près de celui-là! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses discours! quelle présence d’esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où est l’homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ: la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance de l’un à l’autre! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusqu’au bout son personnage; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique; il ne fit que dire ce qu’ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c’était que justice; Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d’aimer la patrie; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété; avant qu’il eût défini la vertu, la Grèce abondait en hommes vertueux.

Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l’exemple ? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse désirer; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. Dirons-nous que l’histoire de l’Évangile est inventée à plaisir? Mon ami, ce n’est pas ainsi qu’on invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c’est reculer la difficulté sans la détruire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes d’accord eussent fabriqué ce livre, qu’il ne l’est qu’un seul en ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs n’eussent trouvé ni ce ton ni cette morale; et l’Évangile a des caractères de vérité si grands,si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même Évangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoirni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s’humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité.

Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme ne m’est nullement pénible, parce qu’il ne s’étend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n’influent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m’en mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du cœur. Dieu n’en rejette point l’hommage, quand il est sincère, sous quelque formequ’il lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au service de l’Eglise, j’y remplis avec toute l’exactitude possible les soins qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait d’y manquer volontairement en quelque point. Après un long interdit vous savez que j’obtins, par le crédit de M. de Mellarède, la permission de reprendre mes fonctions pour m’aider à vivre. Autrefois je disais la messe avec la légèreté qu’on met à la longue aux choses les plus graves quand on les fait trop souvent; depuis mes nouveaux principes, je la célèbre avec plus de vénération: je me pénètre de la majesté de l’Etre suprême, de sa présence, de l’insuffisance de l’esprit humain, qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte les vœux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rites; je récite attentivement, je m’applique à n’omettre jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie: quand j’approche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu’exige l’Eglise et la grandeur du sacrement; je tâche d’anéantir ma raison devant la suprême intelligence; je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donneà leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu’il en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu’au jour du jugement je sois puni pour l’avoir jamais profané dans mon cœur.

Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier rang, je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui me rende indigne d’en remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hommes, je les exhorterai toujours à bien faire; et, tant que je pourrai, je leur en donnerai l’exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre la religion aimable; il ne tiendra pas à moi d’affermir leur foi dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé de croire: mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel de l’intolérance; que jamais je les porte à détester leur prochain, à dire à d’autres hommes: Vous serez damnés. Si j’étais dans un rang plus remarquable, cette réserve pourrait m’attirer des affaires; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup à craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que jene suis. Quoi qu’il arrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.

J’ai longtemps ambitionné l’honneur d’être curé; je l’ambitionne encore, mais je ne l’espère plus. Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que d’être curé. Un bon curé est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé n’a jamais de mal à faire; s’il ne peut pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à sa place quand il le sollicite,et souvent il l’obtient quand il sait se faire respecter. O si jamais dans nos montagnes j’avais quelque cure de bonnes gens à desservir! je serais heureux, car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches, maisje partagerais leur pauvreté; j’en ôterais la flétrissure et le mépris, plus insupportable que l’indigence. Je leur ferais aimer la concorde et l’égalité, qui chassent souvent la misère, et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne seraisen rien mieux qu’eux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes instructions je m’attacherais moins à l’esprit de l’Eglise qu’à l’esprit de l’Évangile, où le dogme est simple et la morale sublime, où l’on voit peu de pratiques religieuses et beaucoup d’œuvres de charité. Avant de leur enseigner ce qu’il faut faire, je m’efforcerais toujours de le pratiquer afin qu’ils vissent bien tout ce que je leur dis, je le pense. Si j’avaisdes protestants dans mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne; je les porterais tous également à s’entr’aimer, à se regarder comme frères, à respecter toutes les religions, et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelqu’un de quitter celle où il est né, c’est le solliciter de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumières, gardons l’ordre public; dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le culte qu’elles prescrivent; ne portons point les citoyens à la désobéissance; car nous ne savons point certainement si c’est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d’autres, et nous savons très certainement que c’est un mal de désobéir aux lois.

Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur: vous êtes le premier à qui je l’aie faite; vous êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais. Tant qu’il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des difficultés qu’ils ne peuvent résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer. Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les consciences agitées, incertaines, presque éteintes, et dans l’état où j’ai vu la vôtre, ont besoin d’être affermies et réveillées; et, pour les établir sur la base des vérités éternelles, il faut achever d’arracher les piliers flottants auxquels elles pensent tenir encore.

Vous êtes dans l’âge critique où l’esprit s’ouvre à la certitude, où le cœur reçoit sa forme et son caractère, et où l’on se détermine pour toute la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité. Si j’étais plus sûr de moi-même, j’aurais pris avec vous un ton dogmatique et décisif: mais je suis homme, ignorant, sujet à l’erreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ouvert mon cœur sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous l’ai donné pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant, c’est à vous de juger: vous avez pris du temps; cette précaution est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuadé, rejetez le reste. Vous n’êtes pas encore assez dépravé par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais d’en conférer entre nous; mais sitôt qu’on dispute on s’échauffe; la vanité, l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami, ne disputez jamais, car on n’éclaire par la dispute ni soi ni les autres. Pour moi, ce n’est qu’après bien des années de méditation que j’ai pris mon parti: je m’y tiens; ma conscience est tranquille, mon cœur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments, je n’y porterais pas un plus pur amour de la vérité; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de la connaître. Je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’attiédît sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. Plus de la moitié de ma vie est écoulée; je n’ai plus que le temps qu’il me faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c’est malgré moi. Celui qui lit au fond de mon cœur sait bien que je n’aime pas mon aveuglement. Dans l’impuissance de m’en tirer par mes propres lumières, le seul moyen qui me reste pour en sortir est une bonne vie; et si des pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a droit d’espérer d’être éclairé lorsqu’il s’en rend digne.

Si mes réflexions vous amènent à penser comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous ayons la même profession de foi, voici le conseil que je vous donne: N’exposez plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir; ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers, et cessez de manger le vil pain de l’aumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre cœur, et ne la quittez plus: elle est très simple et très sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux. Quant aux frais du voyage, n’en soyez point en peine, on y pourvoira. Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant; il faut rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix. Vous sentirez que, dans l’incertitude où nous sommes, c’est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l’on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincèrement celle qu’on professe. Si l’on s’égare, on s’ôte une grande excuseau tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l’erreur où l’on fut nourri, que celle qu’on osa choisir soi-même?

Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au sur-plus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu’un cœur juste est le vrai temple de la Divinité; qu’en tout pays et dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même, est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu n’existe.

Fuyez ceux qui, sous prétexte d’expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes qu’ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n’est nuisible aux hommes. Je le crois comme eux, et, c’est, à mon avis, une grande preuve que ce qu’ils enseignent n’est pas la vérité.

Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil; sachez être ignorant: vous ne tromperez ni vous ni les autres. Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous embarrasser s’ils vous applaudiront. L’abus du savoir produit l’incrédulité. Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir un à soi. L’orgueilleuse philosophie mène au fanatisme. Evitez ces extrémités; restez toujours ferme dans la voie de la vérité, ou de ce qui vous paraîtra l’être dans la simplicité de votre cœur, sans jamais vous en détourner par vanité ni par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez prêcher l’humanité aux intolérants. Vous serez seul de votreparti peut-être; mais vous porterez en vous-même un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous aiment ou vous haïssent, qu’ils lisent ou méprisent vos écrits, il n’importe. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe à l’homme est de remplir ses devoirs sur la terre; et c’est en s’oubliant qu’on travaille pour soi. Mon enfant, l’intérêt particulier nous trompe; il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point.