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Le manifeste de l'artisan boulanger

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Il y a dans le pain une magie, une simplicité profonde et mystérieuse, un mécanisme vivant et généreux qui permet de transformer de l’eau, de la farine, du sel et de la chaleur en cet aliment riche et merveilleux à la base de la civilisation humaine. Ces quatre éléments — eau, vie, terre, feu — semblent être faits pour s’assembler, comme s’ils se connaissaient depuis toujours, comme les quatre pièces d’un puzzle, les quatre membres d’une divinité supérieure dont l’association semble invoquer l’une des infiniples facettes. Quelle que soit la façon dont les éléments sont combinés, quel que soit le processus de panification, une fois le mélange fait, le pain apparaît dans une forme plus ou moins harmonieuse, plus ou moins généreuse, plus ou moins esthétique, plus ou moins appréciée ; mais toujours il prend forme. Moins que l’artisan de ce miracle, le boulanger en est avant tout le spectateur privilégié, l’entremetteur bienveillant qui décide de le déclencher, et dont le travail ne consiste qu’à en cultiver l’harmonie. Comme une sorte de metteur en scène, il se contente de réunir les protagonistes de sa pièce, à en suivre le texte qu’il sait lire entre les lignes universelles de la pâte et à regarder les acteurs l’interpréter, en les dirigeant plus ou moins dans leur processus de création. Plutôt plus ou plutôt moins, le choix dépend du boulanger, qui adapte sa façon de travailler à ses capacités, à ses valeurs, à son environnement et à son ambition. Mais c’est dans ces choix et l’esprit qui se cache derrière, dans cette nuance subtile entre la maîtrise et le contrôle, entre l’excès et le nécessaire, entre le développement et la convoitise que réside toute l’obscure et profonde distinction entre artisanat et industrie.

artisan boulanger
Il y a dans chaque miche de pain artisanal toute une histoire, pleine de naturel et d’incertitude, qui pare le goût rassurant de chaque bouchée de la subtile saveur de l’aventure.

En boulangerie comme ailleurs, l’artisanat est un état d’esprit avant d’être une liste de critères arbitraires. Ce n’est pas le fait de travailler comme ceci ou comme cela, c’est un idéal, une philosophie subtile sans forme prédéfinie qui guide les choix et les compromis, c’est une conviction profonde couplée à l’effort continu de la rendre aussi concrète que possible. Ainsi, peu importe que le boulanger cuise sur place, qu’il porte ses sacs de farine à un seul bras, qu’il désinfecte ses plans de travail, qu’il soit champion du monde ou qu’il allume ses machines à la main, il n’est véritablement artisan qu’à condition de l’être au fond de son cœur. C’est par ses valeurs et l’engagement qu’il met à les respecter qu’il se définit, par la manière dont elles transparaissent dans son quotidien, par le respect de leur profonde signification, par la vigilance permanente qu’il s’impose à ne pas les renier ni les détourner au nom de la simplicité et du profit. Puisque qu’il s’adapte à son environnement et à l’unicité de sa situation, il n’y a pas de règle prédéfinie, de bonne manière artisanale de travailler ; mais il y a tout de même certains principes, certains usages sans le respect desquels il est difficile de croire avoir affaire à un véritable artisan boulanger.

L’artisan est avant tout au service de ses matières premières, qu’il chérit car il sait qu’il n’est rien sans elles, que la qualité de son travail dépend de la leur, que son savoir-faire, sa technique ne sert qu’à leur rendre hommage, à leur permettre de s’exprimer. Un bon artisan boulanger est ainsi avant tout quelqu’un qui utilise de la bonne farine. C’est elle qui fait le pain, qui est le pain. Lui n’est qu’à son écoute, n’a d’autres préoccupations que de respecter ses caprices, de s’adapter à ses besoins. C’est là son véritable art, qu’il puise dans une compréhension profonde de la pâte. Car, comme pour les vignes et leurs cépages, l’on retrouve évidemment dans la farine la même diversité que dans le reste du vivant. Chaque céréales possède une multitude de variétés, et chaque variété donne autant de farines qu’il y a de récolte : on retrouve autant de différences entre deux champs de blé « Florence Aurore » qu’entre deux êtres vivants. L’artisan boulanger n’a pas peur de cette diversité infinie en perpétuel renouvellement, ni de la difficulté d’adaptation qu’elle implique. Au contraire, il l’apprécie, il l’adore même, car c’est ce qui rend son métier si vivant, si riche, si proche de cette terre sans laquelle il n’est rien. Il ne rêve pas d’un monde où il n’y aurait qu’une seule et unique farine, toujours identique, qu’il travaillerait toujours de la même façon, qui se serait adaptée à ses caprices à lui, qui aurait développé à outrance certaines de ses propriétés au détriment des autres selon des critères arbitraires de production ou de commodité. Il sait qu’un tel monde ne résoudrait pas son existence, il ne ferait que la vider de sa substance à travers l’illusion d’en simplifier certains aspects, il lui ferait participer à des catastrophes dont il se sentirait responsable. Il sait surtout que ce n’est pas ce que veut ni ne peut la terre, qui se nourrit d’équilibre, de transformation et de diversité. Même s’il ne la travaille pas lui-même, il sait ce que représente cet effort, il respecte et estime ceux qui le fournissent ; mais c’est surtout la vie qu’il respecte à travers eux. C’est sur elle que repose la chaîne du pain dans son ensemble, à l’instar de la totalité des activités humaines. Et il est soucieux de la préserver autant par reconnaissance que par nécessité, autant parce qu’il en dépend que parce qu’il en fait partie, et ainsi refuse de fermer les yeux sur les insuffisances que ses collaborateurs font parfois à ses dépens et qu’il est parfois contraint de tolérer.

Pour la farine comme pour le reste, toutes les ressources qu’utilise le boulanger sont le fruit du travail d’un autre, que l’artisan prend à cœur de connaître, de ressentir. Toute énergie, tout matériel dont il n’arrive pas à comprendre l’origine lui est désagréable à utiliser. Plutôt que de s’abandonner à la facilité d’un fonctionnement standard et systématique, il s’adapte à sa situation, au contexte qui lui est propre. Il réfléchit constamment à l’impact qu’il a et peut avoir sur son environnement, comment s’y intégrer en harmonie, comment le laisser évoluer tout en en préservant l’équilibre. C’est une responsabilité qui lui incombe et qu’il ne fuit pas. Il se méfie des solutions miracles, des systèmes révolutionnaires censés résoudre de faux problèmes, car il sait que le progrès se fait toujours au détriment de quelque chose d’autre, que ce qui lui permet de produire plus ou mieux n’est pas forcément bien. L’artisan est naturellement aussi concerné par sa production, il ne fuit ni ne snobe pas le rendement, mais s’applique moins à l’augmenter qu’à le considérer dans une juste mesure avec ses autres nécessités. Il ne refuse pas nécessairement de faire croître son activité si cela lui semble propice et favorable, mais il sait se méfier de la puissance ainsi induite, qu’il perçoit comme une dangereuse nécessité. Tel un ressort, il sent une force le rappeler à son humilité, à une action plus modeste quand, poussé par le cours des événements, son influence s’éloigne trop de sa position d’équilibre, quand il n’arrive plus bien à cerner l’envergure humaine de son entreprise.

Il y a certes des boulangers avec plus ou moins de technique, d’ingéniosité et de mérite, mais on ne peut vanter leur qualité d’artisan qu’autant qu’ils savent les mettre au service des autres, c’est-à-dire de l’harmonie globale des choses, qu’autant qu’ils honorent la valeur essentielle de leur condition, c’est-à-dire la modestie. Car l’artisan boulanger n’est qu’un maillon de la chaîne du pain, nécessaire sans être important, indispensable ni plus ni moins que les autres. Comme eux, il œuvre pour l’ensemble, sans s’enorgueillir d’en être à l’extrémité. Il n’a de mérite que pour ce qu’il est chaque jour, et non pas pour la difficulté de ce qu’il est capable de faire. Essayer de se démarquer, de s’attribuer seul la gloire d’avoir participé à l’élaboration du pain, de s’octroyer le mérite d’avoir plus que les autres connecté l'Homme et la Terre ne serait que compromettre la chaîne toute entière, qui ne fonctionne correctement qu’à condition que tous ses éléments soient de même proportion et qu’ils se « serrent les coude ». Ainsi, quand le boulanger cherche à se mettre en valeur, à se présenter comme seul artisan de sa réussite, à vanter les exploits de son savoir-faire, à se prétendre meilleur ouvrier de France ou autre, il cesse d’être un artisan. Il devient alors esclave de sa réputation mondaine, qu’il va devoir défendre en se mettant en compétition avec ses confrères, en se plaçant au-dessus de ses collaborateurs, qu’il dénigre ainsi implicitement, étant prêt à tout pour justifier son orgueil, pour tirer parti de cette gloire qui lui demande tant d’effort, jusqu’à se mettre à utiliser des artifices chimiques pour maintenir l’illusion de sa superbe, jusqu’à exploiter tout ce qui passe à sa portée pour se rendre inaccessible, à ne plus supporter le partage jusqu’à oublier totalement à quoi ressemble le pain et à quoi il sert.

L’artisan boulanger a un côté paysan, par le contact direct qu’il a avec le vivant, par la nécessité quotidienne de ce qu’il accomplit, et un côté bâtisseur, par le fait de chaque jour recommencer la fabrication d’un nouveau produit. A mi-chemin entre les deux, il est comme un pont, un lien au sein de cette dualité du travail manuel, ayant la chance unique de pouvoir combiner leurs spécificités, de goûter à leurs saveurs respectives. Il a le privilège de se sentir en contact direct avec la lente et douce inertie de la terre, de collaborer au jour le jour avec ses mécanismes élémentaires, tout en ayant la satisfaction de finir chacune de ses journées avec devant lui le pain qu’il a vu naître entre ses doigts, qu’il a accompagné de ses efforts, pour lequel il a donné son énergie et son temps, et sur lequel il peut encore voir les traces de ses gestes. Chaque journée de boulange est ainsi comme une aventure nouvelle et exaltante, un équilibre de routine et d’inconnu, où les mêmes problèmes se posent continûment de manière nouvelle et offrent constamment la même satisfaction à leur résolution. Chaque journée commence par la prise de contact avec la farine, par la sensation fraîche et vivante du grain sur ses mains qui lui permet de préciser les recettes de la journée. Il fait alors ses mélanges, qu’il adapte à la saison, à son humeur et à ses obligations, concentré à prendre en compte les particularités du jour, à les accorder à celles de sa pâte. Il la pétrit, la rabat, la boule, la façonne selon ses besoins, étant avant tout à son écoute et service pour lui donner avec amour le cadre, l’espace et le temps nécessaire à l’harmonie de son développement. Enfin, quand la chaleur du four lui convient, il enfourne les pâtons, le temps pour eux d’accomplir leur ultime transformation, et les sort une fois leur croûte bien formée, souriant de satisfaction en voyant les beaux pains qu’ils sont devenus, en sentant le fumet qu’ils dégagent, en les entendant doucement craquer tandis qu’ils finissent de cuire à côté du pétrin. Chaque miche est comme un de ses enfants, qu’il a accompagné du mieux qu’il a pu au long de leur fermentation et pour qui, comme un parent, il a tout donné dans l’espoir vain d’être parfait. Mais en les voyant s’épanouir, il réalise finalement que ces miches existaient au-delà de ce qu’il leur a transmis, qu’il n’a fait que leur permettre de prendre une forme, que leur fournir la structure nécessaire pour s’exprimer. Et comme un parent, il réalise qu’il a reçu autant qu’il a donné, qu’il a pris du plaisir en le faisant, un plaisir sobre et profond transcendant la nécessité de ses efforts, et que tous les gestes un peu excessifs qu’il a eu, ces légères maladresses qui ont marqué leur développement, toutes ces petites erreurs ont finalement donné du caractère au résultat. Comme pour l’éducation, il n’existe pas de perfection en boulangerie ; il aurait pu faire mieux, mais le pain n’en aurait été que différent.

Être artisan boulanger, c’est bien plus que cuire du pain. C’est avoir envie de collaborer plutôt que de contrôler, de participer plutôt que de dominer, de partager plutôt que d’exploiter. C’est l’impératif de rester maître de ses outils et de sa production. C’est renoncer à vouloir résoudre ses problèmes une bonne fois pour toute, et plutôt apprendre à reconnaître la richesse de pouvoir s’y confronter quotidiennement. C’est privilégier son rapport aux choses plutôt qu’à ce qu’elles rapportent. C’est apprécier leur complexité, comme étant indissociable du charme de la réalité plutôt qu’une entrave à des rêves de croissance. C’est voir son travail comme une chose vivante, aux limites floues et adaptables. C’est accepter de rester faillible, c’est participer à la civilisation en tant qu’être humain, c’est faire partie de l’humanité tout en respectant la vie, c’est faire partie de la vie en faisant du pain.

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