Si il y a bien quelque chose d’universel dans l’être humain, quelque chose d’absolument partagé, quelque chose de commun à toutes les cultures, à toutes les époques, à tous les individus, c’est son goût pour les histoires. Elles peuvent se présenter sous diverses formes, que chacun apprécie ou non selon ses préférences, mais au fond tout le monde adore se faire bercer par le récit de l’une d’entre elles. Que l’on se délecte d’une légende, d’une fable, d’un roman, d’un témoignage ou d’un ragot, le plaisir est toujours le même. Dès les premiers mots, l’imaginaire jubile au seuil de l’univers qu’il s’apprête à construire. Les phrases, les images, les sons qu’il perçoit, couplés aux sensations personnelles de la mémoire, lui fournissent la structure et la matière de sa création, dans laquelle le reste de l’esprit se laisse entraîner au fur et à mesure qu’il l’élabore. Ce-dernier se met alors à voyager, libre, léger, dans cet espace intérieur rythmé par l’interprétation qu’il fait du récit, jusqu’à s’immerger complétement dans ce monde hybride confortable, sorte de mélange instinctif entre le raconté et le vécu, un monde à la fois inédit et familier, artificiel et extrait de réalités, dont l’esprit est lui-même l’hôte, dans les deux sens du terme. Une fois lancé dans son exploration, il aime s’y égarer, guidé seulement par le fil de la narration. A chaque situation un nouveau paysage, à chaque personnage une nouvelle compagnie, à chaque péripétie un nouvel itinéraire. L’histoire devient ainsi un véritable voyage intérieur dont le parcours est, selon la forme, le contenu et l’appropriation qui en est faite, plus ou moins riche, profond, enivrant, émouvant, inspirant, rassurant ou déroutant. Mais il y a toujours en arrière plan ce sentiment si exaltant et si plaisant de voyager tout en restant chez soi, de découvrir tout en se sentant en sécurité. C’est ce qui fait tout le délice et le bienfait de l’expérience. Et quand l’histoire finit, l’esprit retrouve la réalité, apaisé, souvent enrichi d’une expérience nouvelle ou du moins soulagé pour un temps du poids de l’existence.
Cette félicité et ce goût pour les histoires sont fondamentaux à l’être humain, et pas uniquement pour son esprit. Tout peut servir à raconter une histoire : un geste, une image, un son, il n’en faut parfois pas plus pour amorcer la magie. Si les mots sont des outils de choix pour raconter des faits, ils s’adressent surtout à l’intellect. Mais le corps lui aussi raffole des histoires et, contrairement à l’esprit, n’a pas besoin de l’imagination pour voyager ; le mouvement lui suffit. Quand le corps entend une histoire qui lui plaît, qui lui parle, il en vit directement l’aventure. Il en suit les rebondissements à sa façon, brute, sauvage, spontanée, jusqu’à se laisser imprégner par le rythme du récit et en devenir une expression pure et personnelle. C’est ce vécu charnel du récit, cet enivrement par le corps de l’expérience narrative que l’on nomme : la danse.
Qu’une histoire soit vécue mentalement par l’imagination, ou physiquement par le mouvement, elle amène à s’immerger dans un univers à la fois personnel, à la fois inspiré et guidé par son support narratif. Mais cet univers, le corps n’a pas besoin de le créer, contrairement à l’esprit. Cet univers, pour le corps, c’est le monde réel, concret, véritable : il est déjà pleinement dedans. Chaque geste, chaque posture en est une expression directe et sincère. Chaque perception, chaque sensation en est un reflet authentique. Et chaque histoire permet, à travers la danse, de l’explorer dans un voyage qui n’est finalement ni intérieur, ni extérieur, mais dans cette mince frontière entre les deux que l’on appelle le réel. Et plus l’être s’immerge dans l’histoire, plus il s’insère dans la réalité dont il exprime une facette, personnelle et éphémère, jusqu’à faire complétement corps avec elle, tandis que l’esprit s’efface, ou plutôt se vide, et cesse d’imaginer des barrières entre ses concepts. Car c’est lui d’habitude qui se charge de séparer les choses qu’il est incapable de réunir et qui, lorsqu’il disparaît, fusionnent par la magie de la danse. L’action et la réception, le ressenti et l’expression, l’extérieur et l’intérieur, le subjectif et l’objectif, cessent alors de s’opposer et s’unissent dans l’instant, d’autant plus fortement que l’est l’immersion dans la danse, c’est à dire d’autant plus que s’exprime par le mouvement du corps la fusion avec l’univers de l'histoire racontée, que l’on appelle dans ce cas musique.
La musique est une histoire qui s’adresse directement au plus profond de nos entrailles, et qui se raconte en pratique par voix sonore. Son écoute peut se concentrer au niveau de l’esprit et déclencher une rêverie agréable et parfois inspirante, mais son véritable interlocuteur est le corps. L’esprit ne peut qu’interpréter les vibrations qu’il perçoit, les traduire en signaux abstraits, tandis que le corps, lui, les reçoit telles quelles, brutes et pures. Et quand elles l’atteignent, il ne peut résister à l’appel du mouvement : la danse commence. Cela peut n’être au début qu’un simple hochement de tête ou un léger mouvement de buste. Le corps, comme l’imagination, a toujours besoin d’un peu de temps pour rentrer dans l’histoire. Puis, quand il s’est bien imprégné du rythme et de la musique, le mouvement peut évoluer, librement, prendre de l’ampleur ou au contraire rester modeste. Peu importe qu’il soit grandiose, compliqué, timide ou maladroit. L’essentiel est ce qui se passe à l’intérieur, ou plutôt à quel point l’intérieur et l’extérieur se rejoignent, et à quel point de leur réunion émerge une immersion dans le réel. La danse est une communion entre l’univers perçu, la musique, et l’univers personnel, le corps. C’est une expression simultanée des deux. Il n’y a pas de performance, pas d’enjeu. Il ne s’agit pas d’exprimer le mieux possible l’un et/ou l’autre, ni de montrer que l’on sait le faire, mais plutôt de trouver un équilibre entre les deux, de trouver une harmonie entre ce que l’on entend et ce que l’on dit. C’est seulement une fois que cette harmonie s’installe que l’on ressent le véritable kiffe, infini, de la danse. Et quand on commence à y goûter, on comprend immédiatement que des gens y dédient leur vie. On rentre dans un autre monde, fluide, intense, où la logique, la compréhension, le jugement n’ont pas de cours. Un monde à la fois infiniment libre et infiniment contraint, dans lequel nous sommes à la fois tout et rien, à la fois maître et esclave : maître car l’on dit ce que l’on entend, esclave car l’on entend ce que l’on dit. Petit à petit, on sent l’euphorie de s’abandonner à soi-même tout en se laissant emporter par le flot du monde, d’être un élément unique au sein d’un tout tourbillonnant, comme une goutte d’huile dans l’océan. Et pourtant, cet autre monde, c’est le même que celui où l’on souffre tout les jours de nos angoisses. C’est le même que celui qui nous supporte au quotidien mais on le voit subitement différemment, le temps d’une chanson. On le voit sous un autre angle, sublime, infini, jusqu’alors insoupçonné. Et plus l’on s’offre à cette face du monde et plus l’harmonie entre l’interne et l’externe est profonde, plus la danse nous dévoile l’essence de la réalité concrète, de même qu’un mythe cache toujours entre ses lignes obscures quelques vérités profondes de l’existence.
Evidemment, une telle expérience de la danse n’est pas automatiquement accessible. Pour que le mouvement soit en phase avec l’écoute, il faut une certaine compatibilité entre les deux, une certaine concordance entre l’instinct corporel et l’esprit musical. Il faut être capable d’exprimer ce que la musique évoque en nous. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de le faire, cette correspondance est avant tout purement subjective, mais l’harmonie ne s’improvise pas toujours ; il faut la cultiver. En outre, la danse et la musique sont intimement liées, elles ne se développent jamais l’une sans l’autre, et s’inscrivent toujours au sein d’un contexte culturel commun. A chaque forme de musique est associé une façon de bouger particulière, liée à ses origines et inspirations, comme un vocabulaire et une grammaire naturellement adaptés à son expression, qu’il convient d’apprendre et de s’approprier. Ce nouveau langage donne au danseur une aisance qui lui est bien utile, mais son maniement n’est ni obligatoire, ni une fin en soi, de même qu’il est toujours possible de dire de belles choses avec peu de mot et qu’un excellent orateur gâche son talent en ne disant rien d’intéressant. Il est vrai qu’il peut être extrêmement plaisant de voir quelqu’un bouger élégamment en rythme, mais difficile d’appeler cela de la danse si le coeur de l’acteur n’est pas authentiquement impliqué. On danse avant tout pour soi, ou plutôt pour le fait même de danser. Si le mouvement n’est motivé que par un objectif extérieur ou matériel, comme le fait de plaire ou d’impressionner, il n’est qu’une simagrée morbide. La danse véritable est personnelle, subjective. Peu importe la forme qu’elle prend, peu importe si elle ne plait pas, si elle n’est pas comme il faut. Personne ne peut ni en juger la légitimité, ni en établir les limites. La danse véritable n’appartient à rien ni personne, aucun groupe ni aucune culture, même si elle peut servir d’élément fédérateur pour certaines communautés. Elle existe au delà des règles et des conventions, au delà de la technique et de la performance, mais il est difficile de l’approcher sans un jour s’appuyer sur ces-dernières. Elle a besoin, comme toute expression libre, d’un cadre et d’un contexte pour se préciser. Comme un arbre, elle a besoin d’une écorce pour grandir et ne pas s’éparpiller, mais comme un arbre, elle ne peut grandir si l’écorce est trop rigide, ou alors seulement dans la souffrance, et surtout, l’écorce a beau être la seule partie directement visible de l'extérieur, ce n’est pas celle qui fait mûrir les fruits, aussi belle soit-elle. Dans toute forme de danse, il y a une part de règle et une part de liberté, une part de superficie et une part de profondeur, une part de technique et une part de don de soi. Mais ça ne serait qu’une forme vide et creuse si derrière il n’y avait pas toujours la danse véritable, éternelle, qui pointe à l’horizon vers l’harmonie, et qui nous invite à l’y rejoindre.
La danse est bien plus qu’une distraction, elle a bien plus de portée qu’une simple activité réjouissante. Elle peut aussi bien réunir qu’être appréciée seule, fédérer que libérer, faire entrer en trans que divertir, soigner que séduire, s’adresser à nos sentiments les plus nobles que réveiller nos pulsions les plus primaires. C’est une histoire que le corps invente et vit en même temps, une dépense d’énergie revigorante, aussi futile que capitale, offerte à la magie de l’instant. Elle est si naturelle que les enfants en portent les graines dès la naissance et pourtant si vaste qu’une vie suffit à peine à les faire germer. C’est une possession commune et inaltérable de l’humanité. Plus que ça, c’en est une partie intégrante. Elle nous relie avec le réel, elle nous permet de nous évader dans l’instant, de nous retrouver dans l’infini. Mais plus encore, sa portée dépasse même l’humanité. Elle existe autant hors de nous qu’en nous et à travers nous. Elle n’a ni sens, ni but, ni d’autre fin qu’elle même, à l’image de la Création, dont elle transcende la dure loi de l’impératif, comme une porte de sortie de la nécessité. C’est l’Histoire même de ce monde, que nous expérimentons tout en participant à l’étonnante progression. C’est une allégorie charnelle de cette marche infinie du temps et de l’espace, que l’on nomme parfois univers manifesté ou réalité, mais qui n’est finalement rien d'autre qu’une danse.