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Le manifeste du rebord

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Note prealable : Ce manifeste est le premier opus de la Manifesterie, c’est une sorte de prototype, de pilote. Bien que originellement adressé à un public limité et défini, j’ai choisi de le laisser intact pour le présenter dans toute la fraîcheur de sa candeur. Dans un bâtiment que je fréquente, il y a une superbe terrasse au 7ème étage avec vu sur tout Paris, avec un rebord à mi-hauteur, largement assez large pour s’y allonger, sur lequel j’aime bien m'asseoir pour apprécier la vue les pieds ballant (bien que ça ne fasse aucune différence pour moi, je laissais quand même mes pieds vers la terrasse). Et bien cela provoque des réactions disproportionnés chez mes collègues, qui ne pouvait souffrir me voir ainsi. Si certains ont la bonne fois de reconnaître une forme d’absurdité dans ce ressenti, la plupart se contentent de m’expliquer avec virulence que je ne peux pas m'asseoir là, sans s’ouvrir à la moindre forme de dialogue, si bien que j’ai fini par écrire ce manifeste pour exprimer mon point de vue. J’ignore l’impact réel qu’eut ce texte, mais il a eu moins le mérite d'avoir établi les fondations de la manifesterie.

Il est un thème qui, malgré son air anodin, révèle à mon sens un point crucial de notre existence et un enjeu fondamental de la société humaine. Je vais tâcher par le présent manifeste d'en exprimer toute sa portée et de partager avec vous toute l'importance qu'il revêt à mes yeux. Il ne faut pas se laisser tromper par son apparence chétive et son aspect futile ; je vois en lui une profondeur surprenante, presque déconcertante, dont j'espère pouvoir réussir à faire ressortir les justes aboutissants. Et ce fameux sujet, auquel je vous demande d'accorder aujourd'hui toute votre attention, c'est le rebord de la terrasse.

Permettez-moi de commencer par m'adresser à votre raison : cela vous est-il déjà arrivé d'être assis, tranquillement, sur une chaise et de subitement vous propulser par inadvertance vers l'arrière de la chaise et être sauvé de la chute fatale par le dossier ? Cela est-il déjà arrivé à l'un de vos amis ? Pensez-vous sincèrement que cela soit déjà arrivé dans l'histoire de l'humanité ? Ne pensez-vous pas qu'il y a plus de chance de trébucher en descendant les escaliers que d'être projeté en étant assis (sur un rebord ou sur une chaise) par je ne sais quelle force hypothétique et mystérieuse vers le vide qui, je le rappelle pour ceux qui n'ont pas eu le courage de braver la mort et de s'y pencher, ne correspond qu'à un seul étage. En outre, en vue de la dimension du rebord et de la position du centre de gravité de l'assise, il n'est possible, en cas de malaise (ce qui n'arrive jamais, vous le conviendrez, étant assis), que de tomber vers l'avant et de chuter d'une hauteur bien inférieure au huitième de celle d'un escalier. Je vous réfère à la figure \ref{figure} pour plus de détails.

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Simulation de l'évanouissement soudain d 'une personne assise sur le rebord de la terrasse. Comme on peut le constater, la chute reste modérée.

Il me semble donc ainsi prouvé que cette position ne représente qu'un danger négligeable en vue de celui que nous prenons tous les jours pour aller travailler au 7ème étage (sans parler de la rue et ses moult dangers mortels). Et il est, je l'espère, pour tout le monde aberrant d'interdire l'accès aux escaliers et rendre l'ascensceur obligatoire ! Vous conviendrez donc que l'interdiction de s'asseoir sur ce rebord, ainsi que les subites tensions dirigées à l'égard d'un individu y étant assis ne sont nullement justifiées par des critères rationnels, ni par un réel danger, ni par une quelconque empathie pour lui, mais bien par une peur, ou plutôt une angoisse, totalement irrationnelle. Et cette angoisse ne le concerne aucunement car elle est le problème et la responsabilité de son porteur, qui agit par pure faiblesse et égoïsme en essayant d'en faire subir les frais aux autres plutôt que de s'en libérer. De même, que l'on ne parle pas d'une responsabilité collective car, malgré ce que veut nous faire croire la société, nous sommes tous responsables de nos actes. Et si l'on n'est pas capable de se rendre compte que c'est la règle qui est en cause, et si l'on préfère se conformer à une confortable obéissance plutôt que de se révolter contre l'aberration d'un ordre absurde et administratif dans un cas aussi simple et anodin, comment peut-on prétendre être capable un jour de désobéir aux ordres meurtriers d'un régime totalitaire ? Les pires monstruosités de ce monde n'ont pas été commises par des idéalistes mais bien par des pragmatiques qui, à force de compromis localement avantageux, en arrivèrent à trouver être dans leur intérêt de tuer son prochain. Et si quand bien même certains trouveraient cette interdiction justifiée, ils viendraient voir cet individu, calmement et sans haine, plutôt que de laisser se déchaîner leurs aversions, aigreurs et intolérances. Il est donc très clair que, chez beaucoup, la vision d'un homme assis sur un rebord réveille quelque chose d'enfoui dans le subconscient qui la rend insupportable. Et ça n'est ni la réalité du danger, ni la crainte de l'administration.

Mettons-nous en situation : quelqu'un est assis tranquillement sur le rebord de la terrasse, les pieds ballant, profitant de la brise et de la vue, sans gêner personne, et subitement se voit aboyer sauvagement l'ordre de descendre pour des raisons de sécurité. Maintenant souvenez-vous, pour ceux qui l'ont vécu et imaginez-le pour les autres, de cette sombre époque où l'accès sur la terrasse n'était pas surélevé. Il fallut demander à l'administration la permission d'embellir la terrasse de cette simple et inestimable plateforme. Quelle bataille n'a-t-il pas fallu mener pour obtenir cette faveur, qui pourtant devrait aller de soi ! Car, oui, avoir une plateforme surélevée sur la terrasse, c'est indéniablement plus dangereux que sans et puis ça contribue honteusement à l'accessibilité du suicide. Souvenez-vous de la frustration que vous ressentiez en entendant ces administratifs bornés argumenter ainsi. Mais que peut-on opposer aujourd'hui comme argument face à la sacro-sainte sécurité ? Souvenez-vous de votre impuissance dans vos discussions face à ces êtres bornés, qui voient dans leurs règles et statistiques plus de réalité que dans le ciel azuré. Mais comment peut-on discuter avec quelqu'un qui appréhende la joie par le risque, la vie par la mort ? Souvenez-vous de votre réaction face à ceux qui vous conseillaient de laisser tomber, vous disant que ça n'en vaut pas la peine et qu'après tout il est vain et égoïste de se battre contre un système écrasant pour quelque chose de beau et d'agréable. Mais si ce combat est égoïste et vain, qu'en est-il du combat pour la vie, pour la beauté et pour l'amour ? Souvenez-vous de votre colère quand ils vous disaient que votre chute est sous leur responsabilité, souvenez-vous de ce sentiment de révolte qui vous parcourait contre cette absurdité inhumaine, où la mort n'est qu'un événement administratif. Ne voyez-vous donc pas une certaine promiscuité avec la situation que je vous décrivais au début du paragraphe ? Ne voyez-vous pas une certaine symétrie dans les rôles, une certaine similarité dans les situations ? Et pourtant, n'avez-vous pas eu raison de vous battre ? Je pense que oui.

Car c'est bel et bien le même combat, la lutte perpétuelle entre la liberté et la sécurité, entre la vie et la mort, qui s'opère éternellement, à chaque instant, en chacun de nous. Et le rebord de cette terrasse en est ici le symbole éclatant. Plus qu'une simple protection, une simple frontière, c'est la séparation fondamentale entre d'un côté le vide, le néant et de l'autre le corps et la matière. Et se tenir sur cette frontière, c'est se sentir vivant, c'est maintenir cet l'équilibre subtil et exigeant entre la mort et la survie qu'est la vie. Nous sommes dans un pays où les parcs sont fermés quand il neige, où les camionneurs n'ont pas le droit de prendre des autostoppeurs, où les fenêtres des nouveaux bâtiments ne peuvent être ouvertes pour empêcher les suicides, où l'ensemble des places de parking des écoles primaires ont été scellées pour empêcher des terroristes de s'y garer. Nous sommes dans un pays où la confiance est suspecte, où l'on ne se regarde pas dans les yeux mais où l'on fait de gros yeux sur ce qui ne nous regarde pas. Nous sommes dans un pays où l'on s'empêche de vivre pour s'empêcher de mourir, où l'on ôte à chacun sa première responsabilité, son don le plus précieux et son fardeau le plus lourd, sa propre vie. Mais comment peut-on être libre quand on n'a pas le droit de mourir ? Et quand je parle de liberté, je ne parle pas de liberté matérielle, mais de liberté spirituelle, la vraie liberté, celle qui nous chérissons tellement sans le savoir, à la fois infiniment contraignante et exaltante, qui commence maintenant et à jamais, et qui nous fais nous sentir vivant. Car le droit de mourir implique le devoir infini de la vie qu'est la recherche de l'équilibre subtil de l'Amour. Simplement en refusant la mort, on refuse la vie, cet inestimable présent. Sommes-nous sur cette terre pour vivre ou pour survivre ? Sommes-nous là pour nous terrer dans des enclos de béton ou pour profiter de la vue ? Pourquoi ne pas monter sur le rebord de la vie et sentir la brise emplir ses poumons en contemplant sereinement le danger plutôt que de se réfugier dans la morne cage de la sécurité et abdiquer ainsi sa liberté ? Mais surtout, pourquoi vouloir imposer aux autres ce choix si contraignant, pourquoi vouloir leur refuser cette liberté dont vous rêvez secrètement ? Est-ce que, sincèrement, vous êtes libres quand vous demandez à quelqu'un de descendre de ce rebord ? Est-ce que c'est vraiment vous qui voulez le voir descendre, et pas vos angoisses ? Est-ce que c'est vraiment lui qui vous gêne par sa posture détendue, et pas votre frustration ? Dites-moi, sans mauvaise foi, qui il prive de liberté par son assise, qui il agresse par son maintien ? Ce rebord est bien plus qu'un simple rebord, c'est un symbole puissant qui renvoie à l'équilibre que l'Homme a abandonné le jour où il refusa la mort, et au mal-être maladif qui le ronge depuis.

Mes amis, baissez vos armes et vos jugement, je viens en paix. Si ce texte vous fait mal, si il vous agace, si il vous donne envie de le censurer, de me juger, de m'insulter, c'est qu'il a fait résonner un espoir en vous, une lueur, qui vous brûle et vous fait mal mais qui réchauffera votre cœur quand vous l'aurez laissé sortir et s'épanouir, et qui réchauffera le mien si vous vous sentez de me la partager.

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