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Le pamphleste de l'adaptation cinématographique

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adaptation cinématographique
Cette photo est tirée d'une oeuvre vraie et inspirée d'art réel. Nous voilà bien avancés.

Si notre imagination tâche autant que possible d’être fidèle à la réalité, elle n’est pas faite pour l’être ; c’en est plutôt une interprète, qui transforme les perceptions qu’on en a en contenu assimilable pour notre esprit. En particulier, lorsque l’on découvre une œuvre, elle s’active automatiquement pour nous permettre de l’appréhender. Elle fait des liens avec notre vécu, traduit les codes que l’on reconnaît, essaye de donner du sens à ceux qui nous sont étrangers, et construit peu à peu un monde à partir d’un mélange de notre perception de l’œuvre et de notre expérience personnelle, avec plus ou moins d’aisance et de complaisance selon la concordance entre les deux. Ce monde, bien qu’inspiré par l’œuvre, nous est totalement propre et personnel, et n’existe que dans notre imagination. Mais en faisant semblant d’oublier que c’est le cas, en acceptant de croire qu’il ne nous appartient pas comme si il existait hors de nous-même, on a la possibilité de s’y sentir propulsé et de l’explorer. Cette supercherie de l’esprit est essentielle pour se connecter au contenu de l'œuvre ; c’est par exemple ce qui nous permet de faire abstraction des contours de la scène au théâtre ou du reste du public au cinéma et ainsi « rentrer dans l’histoire ». Elle est plus ou moins aisée à opérer selon différents facteurs comme par exemple la nature de l’œuvre, sa propension à capter l’attention, l’affinité avec sa forme, le contexte de la confrontation, la disponibilité de l’esprit ou encore la capacité de concentration. Plus on a loisir de s’y adonner, et plus on est captivé par l’œuvre, plus on a l’impression de la sentir en profondeur, d’accéder à son intimité, de se dépayser dans un voyage lointain et exaltant ; si au contraire on n’arrive pas à s’y livrer, on a alors la sensation désagréable de passer à côté de quelque chose, on ressent la même frustration qu’en annulant ses vacances après avoir raté le train ou qu’en léchant la vitrine d’une pâtisserie ; ce qui d’ailleurs n’est pas négatif en soi et reste une expérience comme une autre. C’est ce voyage imaginaire et les sensations qui l’accompagnent qui constituent la confrontation à l’œuvre, le vécu de l’œuvre. C’est une expérience brute, plus ou moins plaisante et intense qui par essence nous déconnecte momentanément de notre réalité quotidienne et de notre façon de la percevoir, un peu comme la prise d’un psychotrope. Jusque là, rien ne permet encore de parler d’art ; la confrontation à l'œuvre n’est qu’une expérience de vie un peu particulière. Mais quelle que soit la teneur du « trip », qu’il nous captive ou non, qu’il nous fasse oublier nos soucis ou nous donne envie d’y retourner, il vient toujours le moment de rentrer chez soi et de traiter l’expérience. Et c’est précisément dans la posture que l’on adopte à ce moment précis que se situe tout l’enjeu de l’art, qui ne réside pas directement dans la confrontation à l’œuvre en tant que telle, mais dans la dynamique vis-à-vis de cette expérience, dans la manière dont on la digère, dans le rapport que l’on va établir entre ce que l’on est et ce que l’on a vécu. En sortant de l’illusion d’avoir voyagé dans l’univers de l'œuvre, en cessant de prétendre que ce dernier existe hors de notre imagination, on revient à « la réalité » avec un certain sentiment sur la nature de celle que l’on vient de vivre. Ou bien on reconnaît que le voyage n’était qu’une exploration imaginaire n’ayant d’autre réalité que celle qu’il a fait vivre à notre cœur, ou bien au contraire on maintient l’illusion d’avoir visité une réalité hors de nous-même qu’il importe plus d’étudier que de s’intéresser à ce qu’elle nous a fait ressentir. Dans le premier cas, cela amène à reconnecter cette expérience au reste de nous-même, en réalisant qu’elle est intimement liée à notre propre existence et à s’appuyer dessus pour la questionner : c’est l’art qui est alors en train d’agir par ce qu’on appellera l’effet artistique. Dans le second cas, cela amène à retourner à sa vie quotidienne comme si rien ne s’était passé, sans rien changer, sauf éventuellement à s’interroger sur la valeur objective de l’univers imaginaire que l’on vient d’avoir l’illusion de visiter tout en niant sa véritable nature, comme un historien étudiant l’intérieur d’un miroir sans y reconnaître son propre reflet, sans vouloir le prendre en compte, ce qui revient à prolonger plus que de nécessaire la déconnexion à soi-même : c’est alors le divertissement qui agit par ce qu’on appellera l’effet divertissant. Sans creuser pour le moment davantage la distinction entre les deux, il convient de noter qu’elle ne réside pas dans l’œuvre en elle-même, ni même dans l’expérience propre à chacun qui en est faite mais dans la posture adoptée vis-à-vis de cette expérience. C’est grossièrement la même différence qu’entre la posture du touriste ou du voyageur, entre considérer le voyage comme une parenthèse de vie, un moment de vide passé ailleurs, ou bien au contraire comme un passage capital de notre existence qui a transformé à jamais notre manière de la traverser. Bien entendu, ce qui est expérimenté pendant le vécu de l’œuvre est indissociable de la manière de le considérer par la suite et peut faire basculer la posture dans un sens ou dans l’autre, voire même dans les deux à la fois, mais sans pour autant n’avoir de lien logique avec. La quantité de plaisir, l’intensité des émotions ressenties ou le niveau de captivité de l’attention ne sont pas des critères a priori de présence d’art ou de divertissement, vu que la distinction entre les deux réside précisément dans le rapport que l’on a avec ce plaisir, cette intensité ou cet abandon, et pas dans leur présence ou absence. Ils sont, comme toute émotion ou sensation, une matière sur laquelle se reposer, des graines que l’on peut ou ne pas cultiver, selon que l’art se produise ou non.


On voit donc bien que l’art échappe à toute définition objective et jugement définitif, vu qu’il est par essence subjectif et qu’il émerge selon des circonstances propres à chaque individu et à chaque situation. Seulement, dans tous les cas, pour qu’il se manifeste, il a besoin d’un support, de quelque chose ayant le potentiel de susciter son effet et que l’on appelle « les œuvres d’art ». Les caractériser avec précision est tout aussi vain que de caractériser l’art vu qu’il s’agit de l’exact même problème en prise avec la même subjectivité, à la nuance près que les œuvres existent concrètement, et que sans elles, l’art n’existe pas. Il n’est pas invisible ou insaisissable, il n’est tout bonnement pas, vu que c’est précisément la confrontation à une œuvre qui fournit l’entièreté de sa substance ; c’est à travers elle que tout se passe. On ne pleure pas en se souvenant de l’histoire d’un livre, on ne jubile pas à la description d’une scène de film, on n’est pas transporté par la contemplation d’une partition. Ce qui émeut, c’est uniquement la confrontation directe avec l'œuvre d’art, c’est la lecture du livre, c’est le visionnage du film, c’est l’écoute de la musique. Si l’on pense s’émouvoir au souvenir d’un chef d'œuvre, c’est que l’on se souvient de l’émotion ressentie en s’y étant confronté et non pas que le souvenir de la confrontation recrée l’émotion. Il arrive aussi parfois que l’évocation d’une œuvre nous fasse quelques effets, soit qu’elle soit racontée avec passion, soit que notre imagination nous donne l’impression d’en sentir la teneur. Mais ce n’est à nouveau qu’une impression. Dans un cas, ce que l’on ressent n’est rien d’autre que la charge émotionnelle du conteur, qu’il puise certes de l’œuvre, de sa confrontation personnelle avec elle, mais aucunement de la nôtre. Dans l’autre cas, ce que l’on imagine n’a rien à voir avec la réalité, évidemment, l’un étant réel, l’autre étant imaginé. Cela peut nous donner un avant-goût partiel de la saveur abstraite de l’œuvre, voire une idée de notre réaction en sa présence, mais ça ne reste qu’une idée, infiniment éloignée du véritable vécu de ladite œuvre. Une œuvre d’art est donc indispensable à l’apparition de l’art, non pas comme un de ses représentants, ni comme une sorte de passerelle interchangeable vers une dimension artistique qui lui préexiste et dont elle facilite l’accès, mais comme un support matériel qui rend possible une expérience, qui elle-même rend possible l’art. C’est un peu le même rapport – sans le déterminisme – qu’entre la vitesse et l’accélération, qui n’existent pas l’une sans l’autre, sans pour autant pouvoir être comparées ; elles existent en quelque sorte dans deux dimensions différentes. Mais les deux se basent sur une même réalité, une position, un objet en mouvement sans lequel rien ne se passe. Et cette réalité, c’est l’œuvre telle qu’elle est, ni plus, ni moins, sans la connaissance de son histoire ou tout autre considération mentale que l’on puisse lui associer. Le contexte de l’œuvre n’est en réalité qu’un matériau comme un autre qu’utilise notre imagination pour permettre d’appréhender l’objet brut auquel on fait face, qui n’est rien de plus que ce qu’il est et qui n’est pour nous rien de plus que ce que l’on en perçoit. Il est vrai qu’à la création, pour élaborer sa réalisation, l’artiste part en général d’une inspiration plus large, qu’il concrétise en œuvre à travers sa technique, le hasard et les contraintes qu’ils représentent, la restreignant et la sublimant tout à la fois. Mais ce qui reste à la fin, ce qui est fait n’en est pas moins l’intégralité de l’œuvre. Les esquisses, les études, les brouillons, les recherches n’en font pas partie. Elles font partie du processus de création, peuvent éventuellement être considérées comme des œuvres à part entière, mais ne peuvent ni n’ont vocation à être intégrées au résultat. Elles s’apparentent plus à un échafaudage, un outillage nécessaire, qui a marqué l’œuvre pendant son élaboration, qui a contribué à lui donner sa forme concrète, qu’on peut tenter de deviner à travers les empreintes qu’il a laissé, à travers les détails témoignant de son influence, mais qui n’a pas a priori de raison de rester dans les mémoires une fois son rôle accompli. La composition des pigments qui ont servi à peindre la grotte de Lascaux peut avoir un intérêt historique, peut influencer notre perception de ce qu’on y voit, mais n’a du point de vue artistique aucun intérêt, aucune autre influence que celle qu’elle a eu au moment où elle a été utilisé. Les peintures sont là, on les voit, on les sent telles qu’elles sont aujourd’hui, que l’on croit savoir des choses dessus ou non. La curiosité pour la technique de l’époque, la fascination pour leur signification, le vertige devant les milliers d’années, voilà des conséquences de l’art que chacun peut ou ne pas ressentir. Mais les considérations sur les conditions et les raisons de leur existence n’ont rien à voir avec l’art et ont plutôt rapidement tendance à nous en éloigner tout en feignant de nous en approcher.

De même, les suppositions sur la vérité derrière une intrigue, sur l’interprétation correcte de tel ou tel détail ou sur le fameux dénouement dont la coupure du dernier plan nous prive n’ont aucun intérêt artistique. Elles nous éloignent de l’œuvre, nous la voilent derrière un mur de raisonnement sans but. Peu importe ce que l’artiste a voulu dire ou ce qu’il n’a pas eu le temps d’écrire dans ses carnets avant de mourir. Ce qu’il a dit, c’est son œuvre, elle est là, sous nos yeux. Si le film n’a pas de fin, ce n’est pas qu’il a caché sa « vraie » fin, c’est que sa fin est de ne pas avoir de fin. Cela peut alors légitimement soulever des réflexions, inspirer des idées, des émotions peut-être ; cela peut être justement intéressant, dans ce contexte, d’écouter l’artiste parler de son travail, non pas comme critère de référence, mais comme un combustible supplémentaire alimentant l’expérience que son œuvre nous fait vivre. Il ne s’agit pas de mieux la comprendre – ce qui n’a aucun intérêt en soi – mais de mieux comprendre le monde à travers sa confrontation personnelle à l’œuvre, ce qui peut inclure le fait d’essayer de mieux la comprendre. C’est là la puissance de l’effet artistique, de nous offrir une base sur laquelle développer notre perception du monde, comme un catalyseur de notre propre réalité, comme un terreau que l’on arrose de notre expérience et sur lequel pousse de nouveaux sentiments sur l’existence, plus ou moins profonds et foisonnants selon la qualité de l’art et sa pertinence dans notre parcours de vie. Mais cette magie ne s’opère qu’à condition que ces considérations se basent sur l’œuvre pour questionner le monde. Dans le cas contraire, en la considérant comme une finalité plutôt que comme un point de départ, en lui cherchant quelque part une réalité propre, en se soustrayant de son équation, on cesse d’être un voyageur et l’art n’agit plus car on essaye de le trouver là où il n’est pas, là où il n’existe pas. Il n’y a pas d’autre vérité à explorer que celle qui s’opère en nous, il n’y en a pas à déceler cachée derrière l’œuvre. Il n’y a pas de vraie fin, de juste interprétation, de vraie signification de tel ou tel symbole. Au contraire, plus on poursuit cette vérité inexistante, plus en réalité on s’éloigne à la fois de l’œuvre de laquelle on essaye de s’approcher et de nous-même en niant notre implication dans ce qu’on en a perçu. Plus on cherche sa signification à l’extérieure d’elle-même, plus on se perd dans le néant de notre imagination, dans l’illusion de n’être pas chez soi. Ainsi, en se focalisant sur l’œuvre seule, en lui imaginant une consistance déconnectée de nous-même et de notre rapport au monde, on fait en quelque sorte du tourisme dans sa propre réalité, on s’y promène sans s’intéresser à son véritable visage, on se détourne de sa propre existence, littéralement, on se divertit. La recherche de cette consistance est doublement vaine, vu qu’elle consiste à capturer par l’imagination quelque chose qui n’existe pas. On donne alors de nous-même pour atteindre un nulle part illusoire, un horizon inexistant, ce qui a pour effet de nous vider, le plus souvent mentalement et émotionnellement. C’est bien là l’effet et la vocation du divertissement, qui a sûrement sa place quand on se sent trop « plein », mais qu’il ne faut pas confondre avec l’art qui, au contraire, nous remplit ou plutôt, nous offre la possibilité de faire l’effort de nous remplir. C’est pour cela que « consommer de l’art » n’a aucun sens et que l’on sature dès qu’on essaye de le faire, contrairement au divertissement qui laisse toujours la possibilité et l’envie d’être prolongé sans limite. C’est aussi pour cela que l’on ne se sent pas toujours d’attaque pour un « bon » film, auquel on substitue souvent une production moins « prise de tête », qui a cet on-ne-sait-quoi en plus ou en moins qui saura capter notre attention sans rien nous offrir en retour, si ce n’est la sensation d’être bercé par le néant, sensation vaguement agréable et réconfortante tant qu’on ne s’y retrouve pas empêtré et qui laisse une impression floue de vide quand on décide finalement de s’en sortir.

Ainsi, selon les circonstances, tout ou rien est art, tout ou rien est divertissant, seul compte l’effet que l’œuvre produit à un instant donné sur le cœur du spectateur, ce qui dépend de ce qu’il est et du regard qu’il adopte à cet instant. Il n’y a pas donc pas lieu d’entreprendre de classification binaire des œuvres, entre celles qui seraient de l’Art et celles qui n’en serait pas, toutes peuvent susciter l’un et/ou l’autre de ces deux effets, qui ne sont en réalité pas incompatibles et la plupart du temps mélangés, même si on les sépare ici pour les identifier. Seulement, toutes les œuvres ne sont pas non plus équivalentes, et il est indéniable que certaines sont plus propices que d’autres à être perçues comme art plutôt que comme divertissement. Il est alors tentant de parler de degré d’affinité artistique et divertissante des œuvres, et d’essayer d’établir certains critères de caractérisation, ce qui peut être un exercice intéressant, à condition de savoir qu’il n’aide pas à mieux comprendre l’art, mais à mieux se comprendre soi-même, et qui sans quoi présente plutôt le risque de se perdre dans sa propre subjectivité en oubliant de prendre en compte celle des autres. Seulement, dans tous les cas, quelle que soit l’œuvre que l’on considère et son supposé degré artistique ou divertissant, il convient de bien savoir ce qui s’opère en nous, d’avoir conscience de qui de l’art ou du divertissement est en train d’agir dans notre cœur, de sentir si ce dernier se vide ou se remplit. La différence est subtile quoique instinctive et la capacité de discerner les deux, qui – soulignons-le bien – ne s’applique qu’à nous-même, est cruciale et ne s’émousse pas sans conséquence. Cela revient à avoir une boussole défectueuse dans une jungle sauvage ; pire encore, c’est comme se perdre tout en oubliant jusqu’à l’idée même qu’il soit possible de s’orienter. Sans discernement artistique, sans ce sens qui nous tient informé des flux existentiels traversant notre for intérieur, on n’est plus en mesure d’y assurer un certain équilibre, on ne pense même plus à le faire ; on se vide en pensant se remplir, ce qui fait percevoir le réel remplissage – l’effet de l’art, qui demande un effort – comme superflu et bien fastidieux, et par suite incompréhensible faute de se donner la peine de l’expérimenter, jusqu’à se méprendre complètement sur ce qui réellement nourrit au lieu de soulager un besoin artificiel. C’est comme se mettre à confondre la faim et la nausée. Cela met dans une position d’extrême vulnérabilité, d’autant plus forte que l’on s’y croit en sécurité, n’ayant plus de moyen de sentir le danger d’une denrée avariée. On se retrouve alors, faute d’instinct fiable permettant d’évaluer directement les aliments, à se rabattre inconsciemment sur d’autre critères de qualité désastreux comme la commodité, l’addictivité ou la conformité sociale pour jauger de leur valeur, ce qui place notre goût et notre santé à la merci de ceux qui nous servent à manger, vu que n’importe quelle merde peut devenir appétissante pour des raisons totalement déconnectées de nos besoins personnels. Cela n’empêche pas de les satisfaire de temps à autres, par hasard et presque à notre insu, grâce à la présence occasionnelle d’une graine non digérée dans la mélasse stérile dont on devient obligé de se gaver, vu que tout ce qui nourrit paraît alors intrusif et fade, faute d’être saturé en sucre et en sel, et ayant fâcheusement tendance à essayer de nous extirper de notre léthargie interne. Encore une fois, cette perception qui nous permet de faire la différence entre le remplissage et la vidange, entre l’effet artistique et l’effet divertissant, ne concerne que celui qui s’opère en nous-même. On ne peut pas décider de l’égarement d’une personne parce qu’elle suit les traces d’une autre qui serait désorientée, ou parce qu’elle n’est pas passée par l’endroit où nous nous sommes repérés. Nous n’avons pas tous le même point de départ, ni la même destination ni surtout la même manière de se déplacer. Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas tant d’avancer, c’est de savoir si on le fait ou pas, c’est d’être connecté aux élans de notre cœur, c’est d’éviter qu’il suive comme un zombie des mouvements de troupeaux qui lui sont étrangers, d’éviter que n’importe qui puisse l’emmener n’importe où sans qu’il ne s’en rende compte. Ce danger est une conséquence directe de la perte de discernement artistique, elle-même intimement liée à la confusion précédemment décrite et que l’on nommera « confusion divertistique » : le fait de mélanger la réalité de l’œuvre d’art avec celle qu’on lui imagine, de penser pouvoir y trouver une vérité hors de la relation qu’on tisse avec elle, de confondre l’effort de s’y engager avec la complaisance de s’y adonner, de ne plus savoir si l’on s’y appuie ou l’on s’y enfonce, en un mot, de mélanger art et divertissement. Cette confusion est la véritable ennemie de l’art, bien plus que l’absence d’art, même si en réalité les deux sont liés. Elle est comme une brume qui brouille les sens sans qu’on puisse la situer précisément, et qui, en plus de rendre vulnérable, se cristallise dans nombres de concepts nocifs qui épaississent encore davantage les ténèbres dont ils sont issus, comme par exemple, pour ne citer qu’eux, l’élitisme et l’absolutisme artistique, la spéculation d’art, le rejet et l’idolâtrie de la culture classique, le culte de la technicité, les musée-athons, les cours de culture générale, les spectacles de Luchini, et le développement excessif du divertissement de masse, qu’elle rend délétère et plantureux par le mécanisme décrit précédemment. Et parmi tous les concepts fallacieux que la confusion divertistique promeut, il est en un qui lui est particulièrement proche sans pour autant paraître problématique, d’autant plus fourbe qu’il ne le semble pas toujours : c’est le concept d’adaptation cinématographique.


L’adaptation cinématographique, c’est l’idée qu’une œuvre puisse être arrachée de son support sans être dénaturée, comme si il existait derrière elle une réalité objective – souvent réduite faute de mieux à la structure narrative – que l’on peut détacher de sa forme et transposer sur une autre tout en lui restant « fidèle », ce qui n’a bien évidemment aucun sens quand on sait que cette réalité n’existe pas et n’est rien d’autre que le fantasme que des millions d’imaginations distinctes coïncident. Cela revient à prétendre pouvoir adapter un être humain dans une autre ethnie en se contentant de garder le même squelette, sans considérer le fait que d’une part personne n’est d’accord sur sa vraie personnalité et que d’autre part elle n’existe pas vu qu’elle dépend de celui qui la considère. Il y a certes un esprit de l’œuvre, certaines idées qu’elle porte et que l’on peut essayer de capturer ou desquelles on peut s’inspirer ; l’oeuvre peut alors servir de structure voire de source d’inspiration pour autre chose, à l’instar du reste de l’expérience de l’artiste, pour un nouveau projet qui s’appuie dessus sans prétendre implicitement en être le porte-parole. Dans ce cas, il n’y a pas lieu de parler d’adaptation, et citer l’œuvre devient presque anecdotique artistiquement parlant (pas commercialement parlant évidemment), comme c’est le cas par exemple de la quasi-totalité des films de Kubrick. Mais dans le cas de ce qu’on a envie d’appeler une « adaptation cinématographique », l’origine du projet est bien moins la vision d’un artiste qui a choisit de s’appuyer sur telle ou telle œuvre pour l’exprimer que l’inspiration d’un homme ou une femme d’affaire pour faire tourner sa machine commerciale ; il y a dans la nature même de l’entreprise quelque chose d’aberrant. Déjà parce que s’inspirer d’une autre œuvre est en soi-même beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît, justement à cause de la tentation de s’y reposer et ainsi négliger le développement de sa propre inspiration. Cela demande de se l’approprier, de s’en détacher pour mieux se l’apprivoiser, et accessoirement d’avoir sa propre inspiration. Et surtout parce que c’est justement ce qu’est censé ne pas se permettre l’artiste en charge de ladite adaptation. Il est censé respecter une certaine réalité hors de l’œuvre et donc l’illusion que cela ait un sens, qui est, comme on l’a vu, à l’origine du divertissement. Il est donc censé réaliser une œuvre qui par sa genèse même conditionne à l’appréhender comme un divertissement, tout en se vendant comme automatiquement artistique grâce à la réputation de l’œuvre « originale ». Encore une fois, l’œuvre en elle-même compte moins que la manière dont on la considère ; l’adaptation cinématographique n’est pas une catégorie objective d’œuvres, c’est un concept auquel on choisit plus ou moins consciemment d’adhérer, comme une sorte d’étiquette avec laquelle on peut décider d’emballer l’œuvre, à sa création pour l’artiste ou à sa visualisation pour le spectateur, et qui conditionne la manière de l’appréhender, de la même manière que l’aspect d’un aliment influe sur le goût qu’on lui attribue. Mais c’est pour cela que considérer un film comme une adaptation cinématographique laisse, à part les producteurs, tout le monde sur sa faim. Quand cela arrive, ceux qui ne connaissent pas l’œuvre originale ressortent confus, partagés entre l’idée d’en avoir eu un bon aperçu et la sensation que c’est faux et qu’ils auraient mieux fait de l’expérimenter directement. Ceux qui la connaissent sont, quant à eux, déçus de ne pas en retrouver la saveur artistique, saveur que le film prétend leur donner, alors que c’est précisément le fait de croire pouvoir l’y trouver qui la fait disparaître. Et ainsi tout le monde se prend de plein fouet la confusion divertistique à l’origine de la perte de discernement artistique que le concept d’adaptation cinématographique force implicitement à accepter et qui laisse, comme une première clope, un arrière-goût âcre qui prépare à ne plus se rendre compte qu’il est désagréable. Seuls sont épargnés ceux qui regardent le film comme une œuvre nouvelle et indépendante, préservés de l’idée d’avoir affaire à une adaptation cinématographique, mais ils risquent quand même inconsciemment d’aspirer des vapeurs de confusion, comme pour le tabagisme passif, quand ils réalisent qu’il aurait pu « savoir » que c’en était une. Il est en fait évident que le concept d’adaptation artistique en général est absurde et nocif, quelle que soit la forme considérée. Il ne viendrait à personne l’idée que faire l’adaptation photographique d’un tableau célèbre sans une forte intuition plastique puisse avoir un quelconque intérêt. Et dans le cas où cela arriverait, personne ne la verrait autrement que comme une nouvelle œuvre d’art ne correspondant aucunement à une autre version de l’ancienne, c’est à dire pas comme une « adaptation ». Mais pour le cinéma, étrangement, cela semble moins clair. Cela est en partie dû à son aspect commercial et collectif, ce qui donne une motivation à l’aboutissement et la diffusion d’œuvres vides d’inspiration artistique à cause de l’investissement réalisé pour les produire et du retour sur investissement attendu du résultat. Mais cela vient surtout d’une autre idée confuse, malheureusement présente dans les esprits, qui soutient que l’art doit être « réaliste », au sens où il doit permettre une identification la plus aisée possible avec la réalité. C’est là justement le fer de lance du divertissement, qui fonctionne d’autant mieux qu’il nécessite un effort moindre pour s’y plonger. L’art, comme on l’a vu, n’a pas vocation à être réaliste. Il offre la possibilité d’un autre regard sur la réalité, ce qui justement ne marche pas s’il essaye de s’y substituer et encore moins s’il réussit. On voit alors bien que ce n’est pas un hasard si cette idée a si bien réussi à se répandre, ce n’est en réalité qu’une variante de la confusion divertistique. Par la nature même de sa forme, une œuvre cinématographique possède un degré assez haut de réalisme, et c’est justement là la faiblesse du cinéma, car cela entraîne une méprise sur sa véritable nature. Sinon d’ailleurs personne ne regarderait de film d’animation et la 3D aurait été plus qu’un gadget stupide. Ce qui fait la force du septième art, à l’instar des autres, c’est ses contraintes. Et le Cinéma en a énormément, malgré l’apparente facilité technique que procure la possession d’une caméra : la gestion du temps, la fluidité du mouvement, l’infinité des possibilités qui impose autant de choix et de composer avec le fait ne pas pouvoir tous les contrôler, et surtout ce fameux réalisme propre au cinéma, qu’il faut respecter un minimum sous peine de rendre l’œuvre indigeste et qui rend beaucoup plus difficile la concrétisation de l’inspiration artistique. La contrainte du format temporel, que n’ont pas les séries et les « youtubages », joue également un rôle artistique très important : un film est long mais pas trop, ce qui force à chercher un équilibre entre l’efficacité et la subtilité, entre la stimulation et la contemplation, et impose de maîtriser le rythme de l’œuvre et le rapport entre son début, sa fin et ce qu’il se passe entre ; on ne peut y mettre tout ce qui passe par la tête, ni uniquement ce que les gens veulent voir. En bref, le cinéma est un art difficile et exigeant, d’autant plus qu’il paraît simple vu de l’extérieur et qu’il est vulnérable à la confusion divertistique à cause de la prédisposition de la vidéo à divertir. On voit alors bien comment cette dernière intervient pour se promouvoir et se justifier elle-même avec l’adaptation cinématographique. L’art étant censé être réaliste et le cinéma l’étant plus que les autres formes d’expression, alors la version cinématographique d’une œuvre en est forcément une amélioration, comme si l’œuvre étant déjà là, il suffisait de la filmer. Dans cette vision des choses et dans l’idée qu’une œuvre puisse être changée de forme sans être dénaturée, personne ne s’offusque, et l’ultime trahison et irrespect pour une œuvre d’art que représente son adaptation cinématographique – c’est à dire un film considéré comme telle dans son élaboration – paraît être un hommage, une chance que toutes n’ont pas, l’honneur qu’un faux sosie difforme se retrouve sous le feu des projecteurs et rende soi-disant l’œuvre qu’il masque plus accessible. Cela témoigne en même temps d’une profonde incompréhension du Cinéma, qui est bien plus subtil que la vidéo, c’est presque une insulte à cet art qui, loin de devenir une tribune glorieuse pour les heureuses adaptées, devient une décharge à contrefaçons, un dépotoir à impostures, qui polluent l’espace culturel en voilant les authentiques projets cinématographiques et qui enfoncent leurs spectateurs plus en avant dans la confusion et la naïveté qui leur fait placer quelques vains espoirs sur la nature de ce qu’ils ont sous les yeux.

En dépit des problèmes que cela pose en essence, une œuvre considérée comme une adaptation cinématographique reste une œuvre, qu’il appartient à chacun d’expérimenter à sa façon. Même envisagée comme telle par son créateur et ses commanditaires, elle n’est pas en soi problématique, même si de par sa nature, elle est vouée à être bancale et décevante. C’est comme construire une maison sur un marécage : on peut réussir, en travaillant bien, à faire quelque chose qui tient à peu près debout, mais que personne ne se résoudrait à habiter. Ce n’est pas la faute de l’artisan, c’est simplement que l’entreprise est dès le départ vouée à l’échec. Bien sûr, tout est possible et cela n’empêche pas d’y trouver parfois dans certains concours de circonstances une formidable expérience artistique, mais ces miracles sont loin de compenser toutes les ruines qui les entourent. Et surtout, considérer une œuvre comme une adaptation cinématographique n’est jamais anodin ; cela revient toujours, si on n’y prend pas gare, à s’entourer un peu plus du brouillard idéologique sans lequel ce concept n’aurait pas de raison d’être et qu’il participe à développer, à dériver imperceptiblement vers l’écueil de la confusion divertistique qui rend aveugle et sourd à la réalité que vit son propre cœur.

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