
Lorsque l’on découvre dans sa demeure une porte passée jusqu’alors inaperçue, deux questions viennent naturellement à l’esprit : premièrement, qu’y a-t-il derrière et deuxièmement, comment l’ouvrir. La question de savoir, si oui ou non, il existe quelque chose derrière ne se pose même pas, tant la réponse est aussi évidente que l’interrogation est absurde. S’il y a la porte, il y a nécessairement un derrière la porte. Une pièce ou un placard peut-être, comme on en a l’habitude, ou bien un mur, ou encore du vide, voire même quelque chose d’autre, de totalement inconcevable. Dans tous les cas, que cela corresponde à ce que l’on s’imagine ou non, il s’agit toujours bien de quelque chose, là n’est pas la question. La question, c’est d’ouvrir la porte pour voir ce qu’il y a derrière.
Notre demeure, dans laquelle on est contraint d’évoluer, c’est le monde. De par notre expérience, on apprend à s’y sentir plus ou moins à l’aise, à en connaître certains aspects, à éclairer certaines de ses salles. Mais aussi vaste et profonde qu’en soit notre perception, il n’en reste pas moins truffé de recoins et de mystères, comme autant de portes qui ne demandent qu’à être ouvertes. Certaines ne sont que des ombres et s’évanouissent à la lumière du savoir, certaines se contentent de pointer vers d’autres encore plus sombres et d’autres encore restent impénétrables malgré toute tentative de les percer à jour. Bien sûr, tout cela est subjectif et la nature profonde de chaque porte dépend de chaque perception ; des mystères pour certains sont des évidences pour d’autres et inversement. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de vrai mystère car, de tous ceux auxquels on peut se confronter, il en est au moins un totalement insondable et absolument universel. Il se cache derrière tous les autres tout en étant à la fois directement accessible ; c’est le mystère fondamental, l’origine et la limite de tout questionnement existentiel. Il est si profond que l’on ne peut clairement le formuler et pourtant si simple qu’il est à portée de chaque esprit. Par exemple, on le sent approcher dès qu’un enfant s’amuse à poser une longue série de “pourquoi ?” à ses parents, qu’on reste un peu trop longtemps à contempler les étoiles ou qu’on se demande pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien… À chaque fois c’est la même sensation de vertige, on se retrouve complétement démuni face à cette porte particulièrement opaque qui semble donner sur quelque chose d'extérieur. Cette porte n’est pas comme les autres, certes, mais elle reste une porte et, comme pour toutes les autres, il y a quelque chose derrière. Quoi ? Rien n’est moins clair. Mais dans tous les cas, ce “quoi” mystérieux, c’est ce qu’on appelle Dieu.
La question de savoir si oui ou non Dieu existe n’est pas une bonne question, et donc ne peut naturellement pas avoir de bonne réponse car pour se la poser, il faut déjà présupposer de ce qu’est ou peut être Dieu. Cela revient à aborder le mystère fondamental à l’envers en pensant avoir déjà accès à la réponse au lieu de partir de son ignorance pour l’explorer ; cela revient à envisager Dieu comme quelque chose de précis que l’on essaye de reconnaître d’un seul coup au lieu de quelque chose de flou que l’on essaye d’observer petit à petit. Dieu existe, c’est une évidence, il n’y a pas de raison d’en débattre. Mais qu’est ce que Dieu, voilà le vrai mystère, la vraie question existentielle fondamentale ; et bien plus que d’en connaître ou d’en discuter la réponse, il s’agit de la vivre ; c’est là le véritable enjeu de la spiritualité. L’existence de Dieu n’est pas le sujet de la religion, ce n’est pas la quête ultime de la théologie, ce n’est même pas une question existentielle, c’est un faux débat, c’est le niveau zéro de la conscience, la case départ de la vie spirituelle. Toute réflexion visant à l’établir ou à la réfuter n’est qu’une divagation vaine ; cela revient, pour des voyageurs, à s'interroger sur l’existence de leur destination. Quoiqu’ils fassent, qu’ils restent sur place à délibérer dans le vide, qu’ils avancent au hasard ou qu’ils suivent leur GPS, ils auront immanquablement une destination, qu’ils croient ou non en son existence ; elle ne sera simplement pas comme ils l’auront imaginé. Leur débat préliminaire n’est que du bavardage stérile ; tant qu’ils ne se seront pas mis en route, ils n’auront rien fait d’intéressant. Il en va de même pour Dieu. Discuter de son existence ne rime à rien, la seule vraie question est de savoir où et comment aller à sa rencontre et c’est à partir du moment où l’on se pose sincèrement cette question que considérer des réponses peut amener quelque part.
Hélas, le mystère du monde n’est pas une porte qui se laisse traverser si facilement. On ne peut l’entrouvrir que pour soi-même, ce qui rend la démarche par essence incertaine. Impossible de confirmer son expérience ou celle des autres, vu que personne ne peut voir quelqu’un d’autre le faire. En outre, sa serrure est capricieuse et différente pour chacun. Impossible de suivre une recette qui aurait fonctionné pour d’autres. Nous sommes véritablement seuls, seuls face à cette porte, seuls face à ceux qui disent savoir ce qu’il y a derrière, seuls face à ceux qui disent savoir comment y accéder. Leurs témoignages sont parfois des trésors, autant d’indices pouvant nous aider à voir par nous-même ce qu’ils décrivent et à comprendre ce qu’on a vu, mais le plus souvent des poisons qui façonnent en nous, à notre insu, une image mentale, une préconception de ce qu’est Dieu et donc de ce que ce n’est pas, ce qui est le plus grand obstacle à son observation. Le savoir est dans ce domaine à double-tranchant et est en général plus une entrave à la perception qu’autre chose. Quelqu’un étant sûr de savoir qu’un éléphant est gris, penserait avoir raté son safari s’il venait à en croiser un couvert de boue. Plus on pense connaître Dieu et moins on le voit. Pour le voir, il faut au contraire commencer par s’affranchir des influences externes, remettre en cause les simplifications communes, se débarrasser de l’imaginaire confus et des luttes de pouvoir associés à ce mot. C’est plus dur que cela en a l’air et demande beaucoup d’humilité et de courage. Bien souvent, une idée en cache une autre et s’en purifier totalement est un processus continuel, similaire à celui de rester en bonne santé : c’est le plus important même si on a tendance à vite l’oublier quand tout va bien, il faut constamment y consacrer un peu d’attention et d’énergie, mais pas trop au risque de nullifier ses efforts, sans jamais croire être sorti d'affaires, car il est impossible de savoir précisément ce qu’est Dieu. Si l’on a cette impression, c’est qu’un concept de Dieu, une imposture imaginaire s’est incrustée plus ou moins profondément dans l’esprit et est en train de nous engager subrepticement dans une spirale dangereuse. A partir du moment où l’on pense avoir une idée claire de ce qu’est ou peut être Dieu, chaque observation que l’on fait du monde ne renseigne plus sur ce qu’il y a derrière, mais essaye seulement de confirmer l’a priori qu’on s’en est fait. Évidemment, c’est voué à l’échec, c’est comme rechercher dans une foule le visage d’une personne qu’on aurait imaginé à partir d’une description de sa voix. Aussi érudite et éclairée que puisse être cette image, elle reste infiniment plus limitée et moins réelle que la réalité, et surtout elle n’a par essence rien à voir. Et en plus d’induire en erreur sur la réponse à la question fondamentale - qu’est ce que Dieu ? - cette fausse image nous en détourne en donnant l’espoir illusoire d’y répondre d’un seul coup par l’observation de ce qu’on pense être Dieu. C’est un piège de l’égo, une impasse nocive et obscure dans laquelle l’âme ne s’enferme pas sans conséquence. D’une part, parce cela pousse à scruter le monde avec des yeux d’inquisiteur dans l’espoir dévorant et toujours déçu de le voir correspondre au portrait robot qu’on a en tête de la réponse à son mystère ; on en vient facilement à vouloir tricher pour soulager la souffrance que génère cette obsession. D’autre part, parce que cela corrompt la spiritualité et la foi, qui forment le rapport personnel à la question fondamentale, en les réduisant à un choix médiocre, une décision binaire et arbitraire, un pari absurde et manichéen, entre accepter et rejeter l’idée que l’on se fait de Dieu, ce qui donne inévitablement la sensation de devoir choisir si oui ou non “Ça” existe. Ce choix est très séduisant, car il simplifie infiniment la question fondamentale, il donne l’impression de l’avoir à portée de l’esprit, comme s’il suffisait simplement de ne pas se tromper entre le oui et le non ; une chance sur deux de résoudre le mystère de l’univers... Mais c’est un piège. Contrairement aux apparences, l’enjeu ici n’est pas de bien choisir mais de comprendre que ce choix n’existe pas, qu’il est induit par une idée en train de se substituer à la réalité, qu’on est en réalité soumis à son emprise et qu’il s’agit de s’en débarrasser. Ce qui se joue réellement quand on se demande si Dieu existe, sans qu’on en ait conscience, ce n’est pas la bascule entre le oui et le non, mais c’est la soumission ou non à cette question, et donc implicitement à la fausse idée de Dieu qui lui a donné naissance. Et en décidant de répondre on valide la question, on lui donne une vérité, on cristallise la fausse idée de Dieu dans notre esprit, ce qui nous rend alors incapable de voir ou ne pas voir autre chose, comme un voile occultant notre vision. C’est la mort ou au moins le coma léthargique de la vie spirituelle car la question fondamentale étant artificiellement résolue dans notre cœur, il nous devient impossible de l’explorer.
Le drame de la vie spirituelle n’est donc pas de se tromper quant à l’existence de Dieu, le drame est d’accorder du crédit à cette question et de céder à la tentation d’y répondre en choisissant une des deux options fallacieuse qu’elle nous présente. Dans le cas où l’on choisit le oui, où l’on choisit de croire aveuglément à une idée de Dieu sans plus la questionner, on devient un dévot moutonnier, soumis à la pression de l’autorité et des conventions religieuses, condamné à suivre des rites que l’on ne comprend pas et à prêcher une foi creuse qui ne s’appuie que sur des critères de validation sociale. Et dans le cas où l’on refuse de se contenter d’une image irréelle de Dieu sans se rendre compte de son irréalité, où l’on refuse de croire en sa propre conception de Dieu sans comprendre qu’il n’est pas un concept, on devient fanatique en s’obstinant à vouloir la rendre réelle ou athée en abandonnant. Mais dans un cas comme dans l’autre, cela revient à résoudre artificiellement le mystère fondamental, cela revient à mettre un trompe l'œil devant cette porte gênante pour la faire disparaître. Le geste est compréhensible car d’une part la contemplation du mystère fondamental est rapidement très angoissante et d’autre part l’avoir ainsi voilé semble n’avoir aucune conséquence concrète ; il n’est peut-être pas plus mal de l’oublier. Cela peut même être utile au quotidien pour se sentir moins perdu dans l’existence. Seulement, cette porte, c’est une clef essentielle du monde, c’est la seule ouverture accessible vers l’extérieur, c’est un miroir sans lequel il est impossible d’explorer sa foi, sans lequel il est impensable d’avoir une vie spirituelle. Et c’est bien dommage de s’en passer, car si l’on peut contester que l’épanouissement spirituel soit ici-bas la seule chose réellement digne d’intérêt, il est indéniable que l’exploration de la foi est la chose ayant le plus de conséquences concrètes.
Si la foi traite de la réponse personnelle à la question fondamentale, elle n’est pas réduite qu’à des considérations théologiques. Elle intervient sur l’ensemble des impressions que l’on a sur le monde car, qu’on le veuille ou non, notre perception du monde est intimement liée à notre vision de son mystère. Comme l’existence de Dieu, la foi n’est pas un choix facultatif et abstrait, c’est une réalité. Que l’on pense croire en Dieu ou non, que l’on soit scientifique ou mystique, bourgeois ou hors-la-loi, on a forcément une foi. C’est un organe vital sans lequel notre esprit ne fonctionne pas, sans lequel le signal brut que constitue notre expérience de la vie nous serait totalement indigeste. À la manière des bits d’un fichier numérique, la vie est comme une succession mystérieuse d’événements existentiels ; nous avons besoin de la décoder, d’en extraire le sens ou au moins de la visualiser pour savoir où cliquer. Et c’est précisément ce rôle nécessaire parmi d’autres que joue la foi. Qu’on en soit conscient ou non, elle ne le remplit pas moins chaque seconde comme le cœur qui, heureusement, ne cesse pas de battre si on oublie son existence. Comme tous les organes, elle fait partie de nous, elle est nous, tout en fonctionnant en quelque sorte sans nous. Mais comme tous les organes, elle peut se dégrader si on la néglige ; elle a besoin d’être stimulée, alimentée, nettoyée pour rester saine. Un peu comme le foie, elle s’use à corriger sans cesse les émanations d’un environnement toxique. La foi fonctionne d’ailleurs de façon analogue, mais au niveau spirituel : au lieu de réguler la qualité du sang du corps, elle régule la cohérence du sens que l’on donne à notre existence, sans cesse perturbée par notre vie intérieure et extérieure. Elle contrôle ce qui rentre et sort de nos perceptions, elle fait coexister nos sensations physiques, métaphysiques et conceptuelles dans un plan unique assimilable par notre conscience, elle nous prémâche instinctivement le chaos tourbillonnant de l’existence, ce qui permet de l’encaisser mais également de se repérer dans son obscurité.
La foi nous sert ainsi d’axiome pour appréhender le monde, elle décide ce qui nous paraît évident et que l’on admet comme vrai. Elle est notre savoir le plus fondamental, le plus brut. Malgré l’insuffisance du langage, ce savoir, qui relève de la foi, n’est évidemment pas le même que le savoir que l’on est censé accumuler à l’école. Le savoir est plus profond, plus constitutif, plus subtil que le savoir. Il y a entre les deux la même différence qu’entre le remplissage d’une armoire et sa conception. Les deux actions en impactent bien le contenu, mais de manières radicalement différentes ; plus qu’incomparables, elles sont complètement autres. La première agit directement, dans les faits, tandis que la seconde définit ce qui est possible et souhaitable de faire, ce qui influe subtilement sur la première et donc à d’autant plus forte raison sur la nature de ce qui se retrouve dans l’armoire. Parallèlement, le langage a la même insuffisance sur la croyance que sur le savoir. On utilise le même mot pour dire que l’on croit en Dieu et qu’on croit à la pluie ou au beau temps du lendemain. Cela induit en erreur, en amenant à penser que les deux sont du même ordre, comme si la foi pouvait se limiter à un pari ou à une conclusion rationnelle. Il s’agit en réalité de deux niveaux de profondeur de l’être différents. Superficiellement, une croyance correspond à l’interprétation d’un fait que l’on décide d’admettre sans avoir aucune idée de son degré de vérité, à l’inverse du savoir pour lequel on est convaincu de la véracité. Au niveau grossier, factuel, ces deux concepts sont bien distincts, même s'il n’y a en vérité pas vraiment de limite franche entre les deux : un même fait est plus ou moins une croyance ou un savoir en fonction du niveau de certitude qu’on associe à son interprétation, par la position d’un curseur de vérité qui est placé par les axiomes que l’on a posé sur le monde, c’est à dire par la foi. C’est bien elle qui nous fait la distinction entre nos croyances et nos savoirs, et c’est précisément la raison pour laquelle la différence entre les deux s’amenuise à mesure que l’on considère des choses plus profondes, plus brutes, plus proches de l’essence de la foi, vu que ce qu’elles ressemblent de plus en plus au critère même de vérité. À la limite, savoir et croyance se confondent en quelque chose qui est un peu les deux à la fois mais avec plus de profondeur, quelque chose à mi-chemin des deux sans en être le milieu ni le mélange, comme la pointe d’un triangle issu du segment savoir-croyance, quelque chose dont le langage ne témoigne pas de l’existence et que l’on pourrait nommer, par souci de signifiance, la sacroyance.
Il s’agit du lien le plus direct entre le réel et nos perceptions, du lien le plus intime et concret que l’on a avec la vérité, ce que l’on constate au plus profond de nous. Par exemple, en regardant une table, on perçoit indéniablement son existence, ou plutôt l’existence de quelque chose que l’on perçoit comme table. On le sait car on la voit, rien ne nous ferait changer d’avis, mais simultanément on le croit car on a aucune idée de sa véritable nature : on le sacroit. On parle bien ici de la perception brute de l’existence de la table, de la chose qui provoque le signal qu’on reçoit. Tout ce qui peut l’accompagner : la taille de la table, sa provenance, ses caractéristiques, le contexte de la vision, ce qu’elle nous évoque voire même la pertinence du concept flou de “table” sont des considérations moins brutes, moins profondes et donc plus ou moins de l’ordre de la distinction savoir/croyance. Il s’agit là du type d’expérience du monde le plus grossier, que nos sens matériels nous transmettent de manière inévitable, mais c’est le même mécanisme pour les émotions, les intuitions, les pressentiments et toutes les perceptions plus subtiles et moins précises qui ne manquent pas de survenir quand on a l’attention fixée sur les mystères du monde. Comme pour la table, les interprétations qui en découlent ne sont jamais que des constructions que génère notre foi à partir des signaux bruts et qui nous sont nécessaires pour exister. Cela ne signifie pas qu’elles sont sans intérêt ni qu’elles détiennent nécessairement moins de vérité, mais elles ne sont autres choses que des produits transformés voués à être classés avec plus ou moins profondeur dans l’armoire triangulaire de nos croyances. En profondeur, à la source, les perceptions les plus concrètes, les sacroyances forment une pointe qui s’écarte progressivement vers la superficie pour laisser la place aux autres considérations, plus ou moins hautes suivant leur degré de profondeur, plus ou moins d’un côté ou de l’autre suivant le degré de savoir ou de croyance qu’on leur associe. La foi est l’ensemble de cette construction, c’est, dans tous les sens du terme, la bibliothèque de nos perceptions, c’en est à la fois le contenu, le contenant et l’intelligence qui s’occupe de lier les deux. C’est tant la manière dont elles sont agencées dans cet espace intérieur que le mouvement qui part des profondeurs perceptives pour irriguer la surface de notre conscience, modelant au passage toute la structure intermédiaire tout en en étant simultanément infusé. Cette dernière se construit petit à petit à partir de nos expériences, de nos émotions, de nos idées, de nos intuitions et ainsi de suite, de toutes les sortes de signaux que l’être produit ou reçoit. Elle les rassemble et les sélectionne tout à la fois, elle choisit la manière dont ils sont classés, ordonnés, comparés, compartimentés. Mais surtout, elle discrimine ceux qui y ont leur place de ceux qui n’ont aucun intérêt ou qui se doivent d’être censurés. Ce fonctionnement est vital, parce que sans lui on ne pourrait rien ranger, mais limitant parce que la nature même du rangement non seulement détermine le regard que l’on porte sur les perceptions qui y ont leur place, mais surtout nous prive de ce que les autres peuvent nous apporter.
La foi agit ainsi comme un filtre par lequel on voit le monde, un filtre qui à la fois nous permet de le regarder et nous empêche de le voir tel qu’il est, comme des lunettes qui sélectionnent les rayons lumineux qui nous atteignent mais sans lesquelles on serait trop ébloui pour voir, comme nos yeux qui ne nous montre que la lumière visible sans qu’on puisse avoir idée qu’il existe des infrarouges et des ultraviolets, sans qu’on puisse ne serait-ce que concevoir la vue autrement que telle qu’ils nous la donnent. Et comme il nous est impossible de regarder le monde sans notre foi, on ne le perçoit qu’à travers son filtre tout en ayant l’impression de le voir dans son intégralité. Ainsi, la foi joue dans l’ensemble de notre vie, tant pratique que métaphysique, un rôle plus que crucial, vu que c’est à travers elle que l’on voit le monde et donc à travers elle que sont prises toutes nos décisions. En effet, le mécanisme réel du choix réside infiniment plus dans l’objectif poursuivi que dans la manière de l’atteindre. Même si, lorsque l’on choisit, on a en général l’impression de réfléchir à comment sélectionner la meilleure possibilité, cette impression n’est que la partie émergée de l’iceberg ; l’essentiel du choix relève en réalité de la définition inconsciente que l’on a du « meilleur » et de ce qui est possible, que notre foi nous fait paraître comme évidente et universelle alors qu’elle nous est propre. Il ne faut pas s’y méprendre, aucun choix n’est réellement rationnel car la raison, comme son nom l’indique, ne peut que raisonner, c’est à dire examiner les données d’un problème pour le résoudre, alors que c’est la foi qui décide du problème, de ses données et de la valeur de ses solutions. La raison n’est qu’un calculateur aveugle, une sorte d’élève scolaire qui ne voit pas plus loin que le cahier d’exercice que lui donne son maître. On peut lui demander d’établir l’itinéraire d’un voyage, mais cela relève toujours du détail comparé au choix de la destination et des contraintes de déplacement. La preuve en est que les choix les plus difficiles sont ceux où la foi nous fait défaut et où l’on s’en remet entièrement à la raison qui, bien incapable de trancher quoi que ce soit, se retrouve perdue sans objectif clair et se contente de nous faire tourner en rond. La raison n’est au fond pour l’être qu’un exécutant plus ou moins compétent, un stratège sans initiative tandis que la foi en est la source d’information, le conseiller principal, qu’il importe plus que tout de garder intègre. Un peu comme les médias à l’échelle d’un pays, c’est elle qui décide de l’importance de tel ou tel événement, de la crédibilité de tel ou tel discours, de la cause de telle ou telle conséquence, de la conséquence de telle ou telle cause. Et moins la foi est saine, plus elle se transforme en propagande ou en média libéral à sensation, plus elle enferme dans un mensonge ou soumet aux influences extérieures. Dans les deux cas, cela rend aveugle à la réalité et donc à la fois dangereux et vulnérable. On ne contrôle jamais quelqu’un aussi complètement que lorsque l’on contrôle sa foi et, à l’inverse, on est jamais aussi libre que lorsque notre foi nous dévoile le monde tel qu’il est. Et pour espérer se rapprocher de cet idéal, il faut la travailler.
La foi détermine autant la manière de transformer nos perceptions brutes en connaissance que de classer celles qui ont de l’intérêt. Même si elle est en permanence nourrie par l’infinie diversité des expériences de vie, elle fonctionne en s’auto-alimentant, vu que tout ce qui est susceptible d’en intégrer la constitution la traverse au préalable. Elle a donc une tendance naturelle à nous enfermer dans sa propre cohérence, dans des espaces de complaisance où l’on se sent bien, où l’on a l’impression de connaître les possibilités du monde dans leur intégralité et surtout d’être à l’abri de ses surprises. Le travail de la foi consiste justement à essayer de sortir sans relâche de ces oasis existentielles et de continuer la traversée du désert à la poursuite de la vérité, malgré l’apparente perfection déjà atteinte, malgré l’inconfort et le risque que cela implique. Mais quand bien même on en aurait l’intention, c’est extrêmement difficile et la volonté ne suffit pas. La foi étant juge et partie du réalisme de nos perceptions, la mettre en cause revient à douter de la réalité de l’instrument même qui valide ce que l’on accepte comme réalité. Cela revient à réussir à identifier le filtre qui constitue notre vision même, ce serait comme retirer des lentilles que l’on a depuis la naissance et qu’on ne saurait distinguer de nos yeux. C’est bien plus profond que d’actualiser un savoir contredit par une expérience factuelle, c’est creuser la manière dont on perçoit ledit savoir, c’est remettre en question les couches profondes de notre conception de la réalité. Il ne s’agit pas de remplacer un livre obsolète, il s’agit de réorganiser complétement la bibliothèque ; plus que de se rendre compte que, malgré les apparences, les tomates ne poussent pas dans les supermarchés, c’est mettre en perspective l’existence même des supermarchés ; c’est un effort comparable à se rendre compte, pour quelqu’un vivant dans un plan en deux dimension, de l’existence d’une troisième et à s’y étendre. C’est explorer ce qui nous semble invisible, c’est s’intéresser à ce dont on est convaincu de l’insignifiance. C’est, par essence, contre intuitif et ne correspond jamais à ce que l’on anticipe. Cela fonctionne d’ailleurs à l’inverse de la matière. Il ne s’agit pas d’améliorer sa foi, de la faire progresser en augmentant quelque chose mais, au contraire, de l’amoindrir, de la purifier. Car contrairement au savoir matériel, le savoir profond ne s’accumule pas. Il ne s’agit pas de rajouter des procédures érudites sur la manière de classer un nouvel ouvrage dans la bibliothèque. Il s’agit au contraire de trouver un moyen de le laisser s’exprimer, qu’il se classe de lui-même simplement et naturellement, que l’opération qui transforme nos perceptions en pensée soit la plus fluide possible. Cette dernière est toujours polluée par les idées, les peurs et les autres matériaux toxiques avec lesquels on s’est construit et qui rendent, pour tous les signaux que nous recevons, l’accès à la conscience sinueux et déformant, comme des cloisons transparentes transformant une ligne droite en labyrinthe. Ces cloisons bloquent, détournent, falsifient voire remplacent nos perceptions brutes dans leur trajet d’interprétation à travers la foi, ce sont les filtres qui réduisent notre vision du monde à quelques teintes artificielles. Mais, en plus d’être invisibles, ces cloisons semblent essentielles à l’édifice à cause des étages, parfois beaux, qu’ils portent et qu’il faut effectivement détruire pour espérer s’en délivrer, de même qu’il faut vider une étagère pourrie pour la remplacer. Et cela rend ce processus, déjà difficile à souhaiter et encore plus à entreprendre, terriblement douloureux et incertain. C’est tellement difficile que c’en est presque surnaturel. La pensée, en particulier, n’a aucun pouvoir dessus, d’une part parce qu’elle est elle-même le résultat de ce processus et d’autre part parce qu’elle a aucun impact concret. Elle peut éventuellement constater une anomalie ou une insuffisance dans le système, mais encore, jamais par elle-même, seulement grâce par l’analyse d’une expérience particulière et nouvelle qui viendrait mettre à mal sa cohérence. Il faut pour cela qu’une certaine lumière nous atteigne un jour où l’on ouvre les yeux. Il faut, d’une part, observer un plant de tomate (ce qui ne risque pas d’arriver en restant chez soi) et, en même temps, envisager que c’est peut-être comme cela qu’elles poussent et non pas quelqu’un qui les aurait disposées ainsi en sortant du supermarché. Et encore, ce n’est qu’un exemple trivial car ici il ne s’agit qu’un problème d’interprétation superficiel. Le vrai enjeu du travail de la foi est de remettre en cause des idées bien plus profondes, d’accéder à des perceptions nouvelles, hors de ce que notre foi est a priori capable de nous laisser ressentir. Pour cela, il faut quelque chose de suffisamment autre, de suffisamment puissant pour court-circuiter nos habitudes de perception. Miraculeusement, la vie se charge souvent de nous fournir le matériel adéquat, souvent sous la forme d’expériences plus ou moins fortes. Mais pour être disposé à en profiter, il faut au moins garder le mystère fondamental accessible car, étant à l’origine de tous les mystères, dès qu’on le voile on n’est plus capable de ne rien percevoir comme un vrai mystère, comme témoignant d’un extérieur à notre foi ; plus rien ne peut alors la contredire et on est bloqué. D’où l’importance de sacroire en Dieu sans pour autant céder à la tentation de croire que cela résout le mystère fondamental. Encore une fois, pas Dieu comme une idée abstraite à partir de laquelle des groupements sociaux - les Églises - génèrent des règles, mais Dieu comme le derrière du mystère fondamental, qu’on préfère l’appeler hasard, Jéhovah, métaphysique, Brahman, Ouranos, lois physiques ou XYZ. Le nom importe, car il est toujours chargé d’une histoire et d’une pensée théologique, c’est le résumé d’idées, d’intuitions et d’expériences, qui sont souvent aussi intéressantes que limitantes mais ces noms ne sont qu’autant d’angles d’attaque du mystère fondamental. C’est d’ailleurs pour cela que les mystiques s’accordent toujours à ne pas vouloir nommer Dieu, à l’appeler par insuffisance le “sans nom”. Cela ne veut pas dire que toutes les considérations sur Dieu sont vaines, mais seulement qu’elles n’ont de sens que associées à certaines sensations concrètes du mystère fondamental. Prises seules, les religions sont absurdes. Elles sont contraignantes quand on leur demande une réponse et stupides quand on pense déjà l’avoir trouvé. Mais quand on y trouve un moyen d’explorer la question, elles prennent tout leur sens. Quel sens, quelle valeur, quelle vérité derrière quelle religion ? C’est à chaque cœur d’en juger, à chaque foi de trancher. Le tout est d’écouter ce qui nous parle, tout en gardant à l'esprit qu’on ne sacroit que ce que l’on voit et qu’on ne voit que ce que l’on regarde.