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Le komankonfeste du levain domestique

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Quand on laisse des bactéries dans un espace tranquille et tempéré, en présence de nutriments en abondance, elles s’empressent de les utiliser pour foisonner. Elles s’en repaissent, se multiplient, évoluent, s’organisent en fonction de leurs capacités et possibilités. Comme une jeune population dynamique, elles transforment leur environnement, le consomment et le façonnent au gré de leur civilisation naissante en pleine ébullition, du moins jusqu’à ce qu’elles se retrouvent coupées dans leur élan par une pénurie ou par la contrainte d’un autre mécanisme, comme par exemple le grand froid d’une boîte sombre ou la digestion d’un mammifère bipède. Ce processus métabolique, que l’on nomme la fermentation, si fondamental et si vivant, est continuellement à l'œuvre autour de nous et, selon les caractéristiques de son environnement et la nature de ses bactéries, va transformer les glucides de différentes manières : lactique, alcoolique, acétique ou autre. Mais à chaque fois, c’est la même magie, c’est la vie en pleine essor qui est à l’oeuvre, c’est le développement d’un écosystème complexe et unique qui va évoluer en transformant ses ressources disponibles jusqu’à s’épuiser et ultimement servir de fondation à d’autres desseins. C’est là le cycle universel de la vie, que l’on observe à toutes les échelles : de la formation des étoiles au fonctionnement de nos cellules, en passant par l’histoire de l’humanité et la pousse d’une pâte à pain. Car, en plus de faire partie de nous et de la vie qui nous entoure, ce processus nous offre, une fois correctement canalisé, ses services pour sublimer l’ordinaire et obtenir, entre autre, toutes ces merveilles que la nature a eu la générosité de rendre possible : vin, fromage, saucisson, bière, choucroute, cornichons, yaourt pour ne citer qu’elles, et sans oublier, bien évidemment, l’ineffable miracle du pain.

levain domestique
Voilà un exemple typique de levain domestique, dans un bocal commodément plus haut que large. On voit qu'il a levé aux alvéoles sur les côtés, il est prêt à être utilisé.

Une pâte à pain n’est en réalité rien d’autre qu’un mélange de farine et d’eau salé et fermenté. La farine contient les nutriments et une vie endormie, que l’eau réveille et embellit de sa propre animation. À température ambiante, il n’en faut pas plus pour que se déclenche naturellement une fermentation alimentée par les millions de bactéries différentes de la farine, de l’eau et même de celles de l'atmosphère qui se joignent à la fête. Tout ce cocktail complexe prolifère de manière extrêmement complexe, instable et unique : sa composition dépend de tout l’écosystème environnant, de la terre où a poussé la céréale, de la rivière d’où provient l’eau, du ciel sous lequel le mélange a été fait et du hasard qui a tout réuni ; il n’y a jamais eu, de l’histoire de l’univers, deux pâtes à pain identiques au niveau microscopique. Mais au niveau macroscopique, c’est un peu toujours le même principe, toujours éternel et toujours réinventé. Tout se passe comme si chaque grain de farine était un individu, une jeune âme enthousiaste mais complétement novice. Une fois dans la pâte, elle se retrouve dans un environnement nouveau avec ses congénères. N’ayant toutes aucune expérience de la vie, elles vont tenter de survivre et de se structurer maladroitement. Pour ce faire, elles se retrouveront immanquablement à développer une certaine organisation, certaines techniques, certains rites, certaines spécialisations. Tout cela prend du temps, plusieurs générations d’explorations, de tentatives et d’échecs incertains et parfois fatals. Mais, passé un certain stade, il ressortira de ce processus une culture solide et vivante qui leur sera propre, résultat de la confrontation de leur spécificité avec celle de leur environnement. Et c’est grossièrement la substance du développement de la culture de bactérie à l’origine de la fermentation, développement long, incertain et fastidieux mais qui, une fois bien amorcé, s’emballe frénétiquement sans limite. Les différents organismes présents dans l’écosystème se partagent et consomment les ressources disponibles à vitesse croissante, dans une forme d’équilibre plus ou moins stable et harmonieux, ayant chacun leur rôle dans leur transformation, le plus souvent suivant un même schéma imposé par la nécessité. Sauf cas très particulier, dans la fermentation de la farine se développera ainsi quasiment toujours une certaine proportion d’un type de bactéries particulières dites de levure, bactéries qui ont la propriété de rejeter un peu de gaz carbonique en consommant des glucides et donc en grand nombre de faire gonfler la pâte. C’est un résultat heureux sans lequel il n’y aurait pas de miches volumineuses telles que nous les connaissons, mais ce n’est qu’un effet de la fermentation parmi d’autres, le plus visible certes mais pas forcément le plus profitable. L’immense variété restante de bactéries n’est ni un ramassi de parasites ni un chaos indésirable, ce sont d’autres parties de l’écosystème, mystérieuses certes, mais qui jouent chacune leur rôle dans le grand bal de la fermentation, agissant sur l'arôme, la conservation, la digestibilité et la nutrition du pain en gestation. Hélas, comme pour la naissance des civilisations, la fermentation peut toujours s'effondrer prématurément, dégénérer ou se perdre dans l’étroitesse d’une idéologie. C’est un processus délicat qui n’a pas la garantie de se développer avec autant d’harmonie que l’appréciation humaine ne l'exige. Fort heureusement, il est possible de la cultiver.

Plutôt que de laisser chaque fermentation partir de zéro et ajuster l’infinité de paramètres de son environnement en espérant qu’elle se développe comme on le souhaite, on peut la guider dans ses débuts, là où elle est la plus fragile et instable, simplement en introduisant des bactéries qui ont déjà commencé à fermenter et qui vont ainsi pouvoir montrer la voie aux autres. C’est comme si, au départ de notre civilisation de grains de farine inexpérimentés, on ajoutait un vieux sage pour qu’il partage ce qu’il sait aux autres, donnant rapidement une base de savoir-faire et de maturité au reste de la population. Cela fait gagner beaucoup de temps, et assure que la fermentation ne s’engage pas dans un système malsain ou sans issue. Et ce « vieux sage », ces bactéries sachantes, il suffit de les prélever dans une civilisation naturelle qui s’est bien développée sans être encore décadente et corrompue. Cela peut être dans un bout de pâte à pain de la veille : c’est ce que font certains boulangers. Mais on peut aussi choisir de développer une civilisation exprès, une culture uniquement destinée à en démarrer d’autres, comme une sorte de réserve pédagogique, une provision de farine pré-fermentée : c’est ce qu’on appelle le levain (naturel).

Le levain n’est rien d’autre que de la farine fermentée que l’on entretient dans un état de développement modéré : pas trop jeune qu’il sache toujours comment fermenter, pas trop vieux que son savoir reste utile. Et c’est entre deux âges, à l’instant où il finit de consommer ses ressources disponibles, qu’il est à son plein potentiel, combinant à la fois vigueur et expérience, qu’il est prêt à lancer une nouvelle fermentation. Une fois cette apogée passée, il va doucement vieillir, décrépir petit à petit en s’acidifiant, séchant, pourrissant à défaut de ressources pour entretenir sa vitalité ; au bout d’un moment, il va se mettre à puer comme un vieux reste qui traîne depuis des mois dans une casserole. On dit alors que le levain tourne ; il est plus que temps de le rafraîchir, c’est-à-dire de lui donner une nouvelle jeunesse en introduisant de la farine fraîche. C’est comme si, dans une civilisation vieillissante et décadente, on remplaçait la majorité de la population par des jeunes blancs-becs (et avec de nouvelles ressources en prime). Cet afflux de jeunesse et de vitalité marque un renouveau salvateur, mais il faut attendre avant de relancer la machine, le temps que les quelques anciens restant mettent les jeunes au parfum. C’est ce qu’il va se passer dans le levain, qui, une fois rafraîchi, va continuer à fermenter mais d’un stade primitif. Petit à petit, la civilisation bactérienne en pleine renaissance va gagner en maturité, retrouver ses marques et même s’en inventer de nouvelles sous l’influence des nouveaux arrivants. À partir d’un certain stade, les bactéries de levure vont pouvoir commencer à entrer en action et vont faire gonfler le levain de plus en plus vite jusqu’à manquer d’oxygène. Quand la pousse est à son paroxysme, le levain est de nouveau prêt à être utilisé, avant de vieillir à nouveau lentement jusqu’à ce qu’on le rafraîchisse, et ainsi de suite. Le levain suit ainsi un cycle de respiration, rythmé par les pousses, l’inspire, et les rafraîchis, l’expire, comme un mouvement perpétuel à réenclencher, comme un mécanisme automatique à remonter périodiquement, qui s’auto-détruit si on l’abandonne trop longtemps ou qu’on le remonte trop tôt. Cela peut sembler compliqué et contraignant mais, une fois que l’on comprend sa logique, que l’on intègre son rythme et que l’on prend l’habitude d’anticiper son développement, le levain devient un atout magique et merveilleux.

En pratique, le rafraîchi du levain se fait en mélangeant de la farine, de l’eau et une certaine quantité de ce même levain, qui correspond à la quantité de professeurs chargée de former la nouvelle génération de bactéries : plus il y en a et plus cela va vite. Cela permet d’ajuster selon ses besoins. Si l’on souhaite utiliser le levain au plus vite, on mettra autant de levain que de farine (encore faut-il en avoir suffisamment sous la main) et il sera prêt quelques heures plus tard. Au contraire, si l’on souhaite simplement l’entretenir, on mettra en proportion aussi peu de levain que possible pour retarder au maximum l’échéance du prochain rafraîchi. La température permet également d’ajuster la durée, plus il fait chaud et plus le levain fermente vite : on le mettra à 30 degrés (température maximale) quand on est pressé, au frigo quand on n’en a plus besoin (le congélateur est un peu trop violent). Dans tous les cas, le levain est prêt une fois qu’il a levé, c’est-à-dire qu’il a atteint son maximum de pousse, même si ce n’est pas grave de s’en servir un peu avant. On le voit à sa surface bombée et lisse, et aux alvéoles sur les côtés d’un récipient transparent. C’est un signe qu’il a suffisamment fermenté, que ses bactéries ont suffisamment de connaissances à transmettre à leurs congénères, même si il peut toujours arriver, dans certains cas très particuliers, qu’il fermente sans lever ou se dégonfle, quand il est transporté par exemple ; les plus pointilleux pourront mesurer l’acidité avec une sonde de pH ou leur palais. Dans le doute, mieux vaut attendre un peu plus si possible et éventuellement le rafraîchir si vraiment rien ne se passe. Une fois qu’il a levé, on peut l’utiliser dans une pâte à faire fermenter (pain, brioche, pizza, croissants, etc…) ou le rafraîchir pour prolonger sa durée de vie. Certains experts affirment qu’il ne doit surtout pas être utilisé passé cet instant précis, mais en réalité on a beaucoup plus de marge. Passé son maximum de pousse, il va simplement s’acidifier lentement tout en restant parfaitement opérationnel. Seulement, le laisser trop longtemps le fragilise et, à le faire trop souvent, on prend le risque que la fermentation se dégrade et tombe malade. Dans ce cas, il convient de le rafraîchir aussi souvent que possible (c’est-à-dire aussi près du maximum de pousse que possible) et avec un ratio farine/levain aussi élevé que possible jusqu’à ce qu’il retrouve sa bonne odeur de vie, que l’expérience aura appris à apprécier. Mais il arrive que le levain tourne pour de bon malgré ce massage cardiaque… Il n’y a alors pas d’autre choix que d’en faire le deuil et d’en recommencer un autre.

La mort d’un levain est un drame que je ne souhaite à personne, mais qui n’a rien à voir avec la perte d’un être cher. La mécanique du rafraîchi, appliquée bêtement comme une recette au lieu d’être comprise, peut donner l’impression de nourrir un être vivant, comme une sorte d’animal de compagnie, mais cela induit en erreur sur les subtilités de son comportement. C’est pour cela que l’on dit « rafraîchir » et non « nourrir » le levain, cela n’aurait pas vraiment de sens. Le levain n’est pas une entité en tant que tel, c’est une information, c’est un lieu où des bactéries se donnent rendez-vous et prolifèrent, mais elles existent partout avec ou sans lui. Certains boulangers s’enorgueillissent de leur levain millénaire, mais cela les concerne eux plus que leur pain, vu que les bactéries qui s’y trouvent dépendent bien plus de la position géographique et de la dernière farine utilisée que de son histoire, si pittoresque soit-elle. Il n’y a pas vraiment lieu de rentrer dans une individualisation ni encore moins d’un fétichisme du levain, même si cela n’empêche pas de s’émerveiller de ses bienfaits et de sa magie. Il s’agit simplement d’un morceau de vie particulièrement intense que l’on a mis en bocal. C’est incroyable et banal tout à la fois.

Pour commencer un levain, il suffit de mélanger de la farine et de l’eau et d’attendre, en espérant que les bactéries s'organisent suffisamment vite pour installer une belle fermentation. Cela peut fonctionner comme tel mais c’est un peu hasardeux, cela dépend de beaucoup de paramètres non contrôlables, de la qualité des micro-organismes dans l’air et de la synergie qui va apparaître dans le mélange, et il faut en général plusieurs générations bactériennes pour que la mayonnaise prenne. Alors, chacun a ses techniques plus ou moins sérieuses et superstitieuses pour compenser l’incertitude et réussir à coup presque sûr. On dit que cela marche mieux avec de la farine de seigle, on dit aussi que cela aide de mettre un peu de sucre dans le mélange initial, du miel ou du jus de fruit, on dit enfin qu’il faut le mettre au chaud, le rafraîchir régulièrement jusqu’à observer une pousse ou même que cela dépend d’où on le place chez soi ; internet regorge de conseils sur le sujet. Le tout est d’expérimenter et de garder ce qui marche sans en faire de règle absolue, car le levain comme la vie est bien trop vaste pour être réduit à si peu. Néanmoins, il existe quand même une méthode infaillible qui marche à tous les coups : relancer un levain à partir de celui de quelqu’un d’autre. Normalement, tout boulanger qui se respecte en entretient un, même si aujourd’hui rares sont ceux qui l’utilisent véritablement (c’est-à-dire sans levure de boulanger) et surtout tout boulanger digne de ce nom se fera un plaisir de vous dépanner gratuitement. Certains peuvent dire non, mais Dieu leur pardonne, ils ne savent pas ce qu’ils font. Vendre ou refuser de partager du levain est plus qu’un péché, c’est une hérésie. Le levain est une information naturelle, c’est de la vie qui s’est installée dans un bocal. Refuser d’en partager, c’est comme refuser de décrire à un passant aveugle la scène à laquelle on vient d’assister, c’est absurde et méchant, d’autant plus que chaque boulanger jette plus de levain par jour en nettoyant ses ustensiles qu’il n’en faut pour en démarrer des centaines de nouveau. Bref, si un boulanger ou quiconque, qu’il invoque le coût du travail ou la rareté de son bestiau, refuse de partager du levain, il convient de passer son chemin et d’aller toquer à la prochaine porte, qui sera très certainement plus raisonnable. Il suffira alors d’en prélever un tout petit peu, de le mettre dans son bocal, d’attendre si besoin qu’il ait fini de pousser pour le rafraîchir et le tour est joué.

Quelque soit la manière dont on obtient son levain, il faut, pour le conserver, le garder et l’entretenir dans un espace clos très légèrement aéré. Je préconise un pot de confiture en verre (pour pouvoir le voir gonfler sur les côtés), plus haut que large (pour éviter qu’il ne déborde), avec un couvercle entrouvert pour qu’il respire un peu sans trop de courant d’air. Personnellement, je garde une cuillère constamment dans le mélange pour ne pas avoir à la nettoyer à chaque fois. Lorsqu’il est temps de rafraîchir le levain, je vide le bocal dans la poubelle/le composte (c’est malheureusement le prix à payer pour le maintenir en vie) ou dans une pâte à faire fermenter le cas échéant (ou dans une pâte à gâteau pour ne pas le jeter, le levain joue alors le rôle d’un mélange de farine et d’eau). Je racle le bocal autant que possible avec la cuillère, tout en sachant que les résidus qui resteront dans les coins et sur les parois suffiront largement à relancer une autre fermentation. Je mets ensuite de la farine (complète de préférence, j’aime bien utiliser de la farine de seigle mais ce n’est pas nécessaire) à mi-hauteur et je remplis d’eau jusqu’à ce que la farine se mélange. La quantité d’eau est assez libre, elle va simplement influer sur la texture du levain. Il y a une différence entre le levain liquide (environ 100% d’hydratation selon la farine utilisée) et le levain solide (environ 50% d’hydratation), mais elle est trop subtile pour s’en soucier dans un usage domestique. Tant que la farine se mélange correctement et qu’elle ne ressemble pas à une pâte à crêpe, tout va bien. J’ai une légère préférence pour le levain solide, qui retient mieux les gazs et donc qu’on voit mieux gonfler que le levain liquide, qui bulle en surface au lieu de lever mais sèche moins vite. Une fois l’eau ajoutée (on peut toujours ajuster après coup), je mélange avec la cuillère en raclant bien les coins et le tour est joué, le levain est rafraîchi. SI j’ai besoin de l’utiliser prochainement, je le laisse à température ambiante et il mettra entre 4 et 8 heures à fermenter selon la saison, sinon je le mets au frigo, où je peux le laisser une, deux, jusqu’à trois semaines, très pratique quand je pars en voyage, même s’il sera en piteux état au retour. De manière générale, quand il reste au frigo, cela vaut mieux de le rafraîchir toutes les semaines si possible et, pour le revigorer un peu, au moins une fois à température ambiante avant de l’utiliser ou de le remettre au frais, même si ce n’est pas forcément nécessaire. Au fil des rafraîchis, des croûtes de levain séché peuvent se former sur les bords du bocal, mais elles ne sont absolument pas sales. Au contraire, elles peuvent même être utilisées pour démarrer un levain, comme si on donnait à une jeune civilisation des tablettes de savoir antique mais obscure. Quand elles commencent à trop s'accumuler sur le bord, il suffit de les gratter avec un couteau ou de s'arranger pour que le levain pousse jusqu'en haut (attention à qu'il ne déborde pas) et elles s'enlèveront facilement.

Quand on a besoin de levain pour une recette, il faut s’arranger pour avoir la bonne quantité prête au moment de commencer à cuisiner. Cela nécessite d’anticiper, on ne peut pas travailler au levain sur un coup de tête. Par exemple, s’il faut cinq kilos de levain le lundi matin, on peut mélanger deux kilos de farine, deux litres d’eau et un kilo de levain le dimanche soir à température modérée pour ne pas qu’il pousse trop. Si on a besoin de 300 grammes à 12 heures, on peut mélanger 100 grammes de farine, 100 grammes d’eau et 100 grammes de levain à 10 heures et maintenir le mélange au chaud. Dans la confection d’une pâte à pain à la maison, il suffit de s’en tenir au rafraîchi classique décrit précédemment sur un timing d’une demi-journée sans trop se soucier de la température. Pour résumer, la fermentation se comporte grossièrement comme l’expansion d’une civilisation ou la propagation d’un virus. Le temps pour qu’elle arrive à maturité dépend de la température et de la quantité initiale de farine déjà fermentée (de levain) et, le processus se faisant de manière exponentielle, il prendra essentiellement jamais plus de douze heures pour arriver à maturité et jamais moins d’une heure et demie. Une fois tout cela bien en tête, il s’agit simplement de cultiver son expérience. Tout cela va alors devenir de plus en plus évident et instinctif, et on va pouvoir petit à petit intégrer le fonctionnement général du levain et en découvrir peu à peu des facettes plus fines : comme le fait que le levain et la pâte à pain sont essentiellement la même chose au sel et à la finalité près, que le levain possède un second souffle si on le mélange, que toutes les farines ne fermentent pas à la même vitesse, et ainsi de suite.

La plupart des recettes de fermentation de farine préconisent aujourd’hui d’utiliser la levure de boulanger (la levure chimique n’a rien à voir, c’est en réalité du bicarbonate de soude). C’est effectivement une autre manière de démarrer une fermentation, mais qui n’a rien à voir avec celle du levain, ni avec la farine d’ailleurs. Créée au dix-neuvième siècle à partir de champignons suite aux travaux de Pasteur, la levure de boulanger est la démultiplication par processus industriel d’une unique cellule souche de levure : Saccharomyces cerevisiae, sélectionnée en laboratoire pour ses performances arbitraires (et sa facilité à être étudiée et manipulée). Elle se présente sous la forme d’une pâte blanchâtre et contient, en plus de toute l’idéologie industrielle et productiviste dont le monde souffre, des millions de copies conformes de la même cellule modèle. On peut la stocker au frigo sans problème et l’utiliser quand on veut sans plus de manière, et quelques grammes seulement suffisent à lancer une fermentation simple, rapide, solide et volumineuse. Mais cela revient à développer une civilisation martiale et entièrement normée, sans aucune diversité ni complexité, basée sur un idéal de race pure et un progrès unique et linéaire, mesuré exclusivement par la capacité à gonfler. Et pour cela, Saccharomyces cerevisiae est effectivement très forte, elle a été développée et choisie dans cette optique. Elle permet d’être moderne, de s’affranchir des contraintes du levain, de travailler en environnement stéril et d’afficher de magnifiques pains et viennoiseries en vitrine, aux formes généreuses mais littéralement creux à l’intérieur. Tous les bénéfices naturels que la vie nous offre généreusement à travers le levain, goût, digestion conservation, etc… sont sacrifiés au nom de la libération de gaz carbonique. Si l’objectif est de vendre et d’impressionner la galerie, ce n’est effectivement pas la peine de s'embêter avec du levain, il suffit de compenser le manque de goût par du sucre et d’accuser ensuite le gluten d’être le seul responsable de la mauvaise digestion de la population. Mais si l’on souhaite fabriquer un produit qui profite réellement à ceux qui s’en nourrissent, Saccharomyces cerevisiae devient alors un peu plus problématique. Faire un pain « au levain » tout en ajoutant un peu de levure par sécurité pour que ça lève, comme la plupart de ceux qui brandissent cette appellation devenue légalement mensongère (contrairement au pain dit « 100% levain »), revient à ne pas en mettre du tout, tant la levure souche écrase tout de sa pureté. Cela revient plutôt à faire concourir des athlètes sans handicap aux jeux paralympiques de peur que ce soit ennuyeux ; c’est pire que superflu, cela dénature complétement la chose.

Alors comment adapter une recette pour travailler 100% levain ? Il suffit de remplacer la levure de boulanger (en général 20-40 grammes par kilo de farine) par du levain (entre 20 et 100% du poids de la farine), en tenant compte que le levain contient déjà de la farine et de l’eau, à retrancher au reste des ingrédients. La fermentation obtenue sera beaucoup lente et fragile, mais avec un peu de soin, d’expérience et de persévérance, on obtient de très belles choses, peut-être un peu moins aérées qu’à la levure mais possédant toutes ces qualités discrètes et inquantifiables qui en font toute la valeur. Et puis, qui a dit que le but ultime de la boulangerie était de faire gonfler ses produits ? Avec le levain, on goûte avant tout à la spécificité d’un terroir, au plaisir de servir le vivant, à la profonde mais difficile simplicité du naturel. On travaille avec la vie en collaboration plutôt qu’en contrôle, et on sent avec délice de sa part, dans le résultat, l’expression libre et complexe de sa gratitude.

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