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Le manifeste du froid

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Rien ne vaut une bonne douche pour se réconforter et se ressourcer, que ce soit le matin pour se réveiller, le soir pour clôturer la journée ou même parfois après l’activité pour se nettoyer. C’est un moment unique, précieux, presque inégalable par le relâchement si agréable et l’abandon si enivrant qu’il nous procure, dès lors qu’il est accompagné d’un confort minimal dont les critères, bien que propres à chacun, tournent principalement autour de la maîtrise de la température. C’est pourquoi il est toujours de coutume de se méfier de la terrible ambivalence de ce modeste jet d’eau. En général, ce sont les doigts de pieds qui sont sacrifiés à la vérification, tandis que le reste du corps attend avidement la montée de la température, n’osant envisager le cas où cette attente serait vaine. Cette patience est souvent récompensée mais parfois, on est mis face au fait, et il faut choisir entre la douche et la chaleur, entre la propreté et le confort. Et que ça soit par défi, par dépit ou par envie, quand la balance penche du côté de la douche, on n'a pas le choix, il faut y aller.

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Comment douter de la bienfaisance du froid quand on voit les merveilles qu'il engendre dès qu'il a l'occasion de s'exprimer ?

Alors commence l’appréhension, le doute, la peur. D’un coup, notre esprit se met à trouver toute une foule de bonnes raisons de renoncer à notre décision et commence à argumenter contre cette folie. Il anticipe la souffrance de l’expérience, amplifiant quelques vagues souvenirs corporels, et tente de faire plier notre fragile résolution. Le corps se tend, l’esprit panique mais par le triomphe de la volonté, on accomplit finalement, dans une certaine forme de noblesse, ce geste sublime qu’est l’exposition volontaire à l’inconfort. Mais à peine le contact du froid se fait sentir que la dignité et l'héroïsme de notre acte laissent place à des râles et saccades moins glorieuses. Le corps tremble, grelotte, suffoque. Alors on lutte, on serre les dents et les fesses, on respire fort comme pour se dégager de la présence oppressante du froid, qui s’accompagne parfois de douleur selon son intensité. On vit ce moment tant redouté et pourtant, à cet instant, on ne pense plus à fuir ; comme si le froid avait fait disparaître cette idée en la justifiant, elle qui était si prépondérante jusqu’alors. On est obnubilé par le froid, ou plutôt par le moyen de lui échapper, si bien qu’on s’adonne totalement à notre objectif, en portant autant que possible notre attention sur son représentant, que ce soit le savon ou le chronomètre, et tout en essayant d’ignorer et de réprimer les secousses et convulsions involontaires agitant violemment notre corps. On lutte dans cette agitation forcée, dans cette tension extrême jusqu’à ce que l’accomplissement de notre but annonce enfin la fin du calvaire. Alors se produit un phénomène étonnant, et comme un sursaut furtif de calme et de paix s’immisce à notre insu ; on se sent d’un coup comme curieusement détendu, tranquille, presque bien, comme si la permission de sortir abrogeait instantanément la pénibilité de l’épreuve ; mais cela nous empêche pas de couper rapidement le jet d’eau, pour ensuite pousser une belle voyelle d’exclamation en sentant tout à la fois vitalité, soulagement, fierté et chaleur inonder notre être. On se sent alors véritablement bien, comme uni, réparé en profondeur et libéré de tout nos soucis, et on ne pense pas à s’étonner d’à quel point notre esprit aime à oublier la merveilleuse conclusion de la douche froide, lui si prompt à nous en rappeler la souffrance au moment d’y entrer.

Même si de l’extérieur tout cela ressemble à si méprendre à une douche, vu de l’intérieur c’est un vrai supplice. Justifiée par des convictions plus ou moins douteuses, la tête prend le contrôle du corps, qu’elle réduit à une machine qu’il faut dompter en force et dont il faut calmer les frissons convulsifs, qui sont pourtant des signaux assez clairs témoignant de l’attention qu’il demande. On peut certes retirer une certaine fierté et nourrir une certaine confiance à l’issue de cet affrontement, mais elles sont superficielles et au prix de terribles souffrances corporelles. Car le corps n’est pas une machine, c’est une partie de nous, c’est nous, et prétendre le dominer n’est qu’une folie autodestructrice, ce n’est qu’une lutte vaine dont les séquelles ne sont pas provoquées par ce que nous croyons combattre, mais bien par la violence que nous lui faisons subir pour le faire taire. La lutte n’est que contre nous-même, et comme toute guerre civile, elle n’engendre que des perdants. Et dans le cas du froid, elle est particulièrement illusoire et à sens unique, car le froid est plus fort que nous et surtout il ne se bat pas. Il est, tout simplement.

La rencontre avec le froid n’est pas forcément une lutte. Elle peut être cordiale, voire même chaleureuse. Le froid n’est qu’un inconnu de plus, qui a tant à apporter si on l’écoute avec plus de bienveillance que de préjugés. Et en se donnant cette peine, on va apprendre à le connaître, à l’apprécier, et on va pouvoir l’apprivoiser, pas à pas, patiemment, jusqu’à ce qu’il devienne notre ami, un ami précieux et inestimable car en réalité, nous ne pouvons vivre sans lui. Et même si nous le rejetons pour la vérité dont il nous fait cadeau, même si nous l’accusons de maux dont il n’est pas responsable, même si nous le dénigrons, l’insultons, il restera toujours là pour nous, prêt à nous prendre dans ses bras, à nous serrer de son étreinte vitale mais mortelle qu’il nous faut apprendre à fréquenter en juste mesure.

Le froid est une sensation avant d’être la réalité que cette-dernière nous dévoile. Le froid est ce qu’un corps sensible éprouve lorsque la température de son environnement est inférieure à un seuil mouvant dépendant de son état immédiat. Cette sensation est unique à chacun, et complètement irréductible ; elle est différente de toutes les autres, ne pouvant être décrite ni même évoquée d’aucune façon, pas même à partir de la chaleur. Elle est surtout extrêmement riche, profonde et subtile, ne se réduisant pas à une échelle de valeur linéaire. Il y a autant de différence entre une oreille et un micro qu’entre la sensation de la température et un thermomètre. La musique ne se réduit pas à la mesure de la hauteur d’une note. Il y a des nuances infinies au sein même de chaque fréquence. Un aigu strident va tendre toutes les fibres de notre corps, tandis qu’un aigu enivrant va aller caresser nos émotions les plus nobles. Il en est de même pour la température. De même que quelqu’un qui écoute de la musique perçoit plus qu’une succession brute de vibrations arbitraires, quelqu’un qui a froid ressent plus qu’un inconfort contrariant. Le froid est différent du frais, la douce mélancolie d’une gelée de printemps n’est pas la caresse légère d’un rayon de soleil d’une matinée de décembre. Hélas, habitué à ne percevoir la température que comme du bruit, au mieux comme une signalisation utile, il est difficile d’apprécier les nuances, les subtilités et toute la profondeur émotionnelle derrière la symphonie tempérale que nous joue sans relâche l'atmosphère. Mais quand le froid décide de nous interpréter un de ses solos, il est si dur de ne pas s’émouvoir de la pureté de ses mélodies et de la majesté de ses harmoniques, que l’on se demande si l’univers n’est pas finalement qu’un concerto en son honneur.

Il y a dans le froid une pureté, une authenticité et une noblesse que l’on ressent immédiatement nous enflammer, en le laissant entrer par l’air que nous inspirons. Le froid recentre, rassemble, ramène à l’essentiel. Il élimine le superflu, avec une infinie bienveillance, sans effort ni pression mais par la simple sagesse de la nécessité. Toute l’inutilité se retrouve absorbé dans l’éternité de son immobilité et se cristallise hors de l’espace et du temps qu’il purifie sans relâche par la douceur de sa présence. Il ne nous donne rien que le chemin la vitalité, ne nous prend rien que le moteur de l’agitation, nous offrant sans cesse le cadeau infini de nous révéler ce que nous sommes. C’est la puissance modeste, la force tranquille, la noblesse absolue de la pureté qui ne sert d’autre cause que celle du calme et de la paix. C’est un miroir paisible qui nous met face à nous-même, qui nous confronte par sa foi inébranlable dans le pouvoir et la magie du calme et qui, quand on le laisse être ce qu’il est, et non pas ce dont on a peur qu’il soit, nous dévoile les merveilles de son éclat dans notre cœur et de notre reflet dans le sien.

Le froid n’est pas le contraire du chaud, mais son complémentaire. C’est un allié, parfois brusque et incommode certes, mais au service de notre nature profonde, celle d’où part notre bonheur et que nous partageons tous. Car, que l’on soit grand, petit, aveugle, chauve, moustachu, handicapé, ou même député, nous sommes tous égaux face au froid. Nous ne le sommes peut-être pas face à la température, mais nous le sommes face au froid à chaque fois que nous expérimentons la prodigieuse universalité du pelage de miche, et il ne tient qu’à nous de faire passer la teneur de l’expérience de la douleur à la douceur.

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